Institut recherche jacquaire (IRJ)

Santiago 73 ...ou l'aventure des doux dingues ! ... n°2

Récit du pèlerinage de l'abbé de Jacques Sévenet écrit en août 1973. Confié à la Fondation David Parou Saint-Jacques au début des années 2000, publié en feuilleton par l'IRJ pendant le mois d'août 2024.


Rédigé par le 12 Août 2024 modifié le 24 Août 2024
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Suite du feuilleton d'été, pèlerinage à Santiago de Jacques Sévenet et ses compagnons en 1973



Samedi 14 Juillet

Fête Nationale, mais nous vivons à l'heure espagnole. Nos sacs s'allègent de quelques objets inutiles, grâce à nos copains qui vont prendre le car pour regagner Saint-Sébastien. Pierre me laisse ses chaussures plus adaptées que celles qui me blessent les pieds depuis cinq jours. C'est un peu dur de se séparer en plein élan, mais chacun ses problèmes…

Nous voilà seuls, Etienne et moi, sur la route d'Estella. Nous aurons le temps de nous habituer au silence, sans être ingrats envers ces compagnons qui nous qui nous ont bien aidés à démarrer. Estella est une petite ville pleine de caractère et d'animation. San-Pedro de la Rua, belle église romane, nous révèle pour la troisième fois la splendeur orientale du portail polylobé, tandis que San-Miguel domine fièrement la ville-forteresse. Revenant à des choses plus terre à terre, nous déjeunons dans les bas-fonds d’une taverne obscure et poisseuse avant de nous offrir un petit somme sous les platanes, près d’une jolie fontaine autour de laquelle tourbillonnent des nuées d'enfants braillards et curieux.

A la sortie de la ville, près de la station d’essence, une stèle indique le camino qui traverse Ayegui et fait halte au pied du Montejurra où se dresse le solennel monastère d'Irache. De l'immense édifice, nous retenons le silence de l'abbatiale cistercienne et surtout la pierre blanche, légèrement ivoirée qui dégage une grande impression de paix et de pureté. Chevet roman, cloître gothique, Irache porte bien son titre : Nuestra Senora la Real. Un peu plus loin, la route longe un interminable village touristique moderne puis s'aligne, droite comme la justice, jusqu'à Azqueta. Près de la fontaine qui nous communique sa fraîcheur, des travailleurs se reposent du labeur brûlant de la journée. Ni maintenant, ni plus tard en Castille, je ne me sentirai gêné vis-à-vis d'eux d'être en vacances : n'y a-t-il pas une sorte de mystérieuse communion entre le pèlerin et l'agriculteur ? L'un et l'autre s'efforcent de faire de la Nature leur amie. L'un et l’autre mettent en valeur l'espace… 

Péniblement nous arrivons à Urbiola en même temps qu'un bel orage : d'abord réticents, des gens nous concèdent une remise à tracteurs, puis s'ingénient à nous aider. Ils mettent au sec nos équipements imprudemment laissés près de la porte, nous offrent un matelas de mousse… et une conversation qu'Etienne alimente au coup par coup, embusqué derrière son dictionnaire.

 

Dimanche 15 Juillet

Vers 7h30 nous entamons une longue route à travers les terres rouges. La progression est légèrement ralentie par le vent qui nous arrive par rafales, de plein fouet. Après Los Arcos, le rythme se casse un peu. La cloche de la grand-messe appelle les fidèles à l’office au village de Sansol qui laisse apparaître, au tournant de la route, Torres del Rio. Brève rencontre d'Yvonne qui explore les environs. Autour de l’insolite église hispano-arabe du Saint-Sépulcre, se pressent de belles maisons toutes séparées les unes des autres. L'ensemble me rappelle un peu la Garde-Guérin, près de Ville fort. 

L’unique boutique du village combine les fonctions de boucherie, épicerie, boulangerie. En bref, c'est la providence des voyageurs affamés. Seulement, la tenancière nous déclare tout de go qu'aujourd’hui elle vend nada. Bredouilles et abrutis par la chaleur, nous découvrons un peu d'ombre derrière une maison pour consommer le reste de nos provisions. Le vent, toujours le vent qui ne s'est pas interrompu, charrie au-dessus de nos têtes une masse cotonneuse gorgée d'eau. Les premières gouttes nous font plier bagage en catastrophe. Un Bernès très pittoresque s'insinue entre les collines à la Van Gogh couvertes de larges arabesques vertes, briques, ocres jaunes. Vers 17h.30 nous atteignons Viana. En ce dimanche de juillet, les rues sont animées et les cafés regorgent de monde. Les gens s'entassent à huit ou dix dans les voitures, arrivent sur la place de l'église ou repartent. De laborieuses palabres et l'aide d'un brave homme qui a travaillé en France sont nécessaires pour trouver deux lits dans une « pension » : c'est petit, sale et triste, de la matrone aux murs, en passant par les draps qui gardent les traces de précédents utilisateurs. Tout en émettant quelques réflexions désobligeantes sur le lieu, nous décidons de ne pas nous montrer difficiles. L'église se remplit de fidèles pour le chapelet du soir à l'issue duquel je me présente au prêtre : il ne parle pas français, mais nous convie à partager le repas de sa communauté demain lundi. Un de ses compagnons a vécu en Suisse et connaît notre langue.

Le dîner à la « pension » est à la hauteur de la réputation de l'établissement. Etienne se couche tandis que je prolonge un peu la soirée sur la place. Au son d'un orchestre tout le monde danse, enfants, jeunes de tous âges et adultes. C'est la fête, mais une fête sans apprêt, spontanée. Tout ici paraît étrangement naturel. Tandis que les farandoles s'enroulent et se déroulent sous les platanes, j'évoque toutes nos fumeuses élucubrations sur ce thème à Sainte-Cécile....

Lundi 16 Juillet

Première journée de repos

Une longue journée sans marcher !!! Qui pourra comprendre ce que cela veut dire. Mal à l'aise dans les espadrilles, les pieds s'apaisent, les ampoules s'effacent, l'épiderme s'affermit. Après un lever tardif, je me rends à l'église pour concélébrer (en espagnol !) : un petit livre me rend service, mais la cadencé est vraiment trop rapide et je perds pied, si l'on veut bien me permettre ce mauvais jeu de mots. Mais c'est tout de même une longue action de grâces pour tout ce que nous venons de vivre, pour ceux qui ont permis cette route. Cartes postales et courses diverses, farniente et rédaction du journal : tel est le programme d'une journée de détente, avec cette once de désoeuvrement qui est nécessaire pour envisager la suite des opérations.

Après l'apéritif nous nous rendons à la maison paroissiale pour déjeuner. C'est une grande maison accueillante et fraîche. Quatre convives : le père avec qui j'ai concélébré ce matin, Pierre, jeune prêtre qui travaille à la moisson, et les deux pèlerins. Ils nous expliquent qu'ils vivent à quatre et souhaitent tous travailler au moins à mi-temps pour assurer leur subsistance. La Navarre s'industrialise à vive allure, et les problèmes sociaux et politiques ne manquent pas. Certaines prises de position leur ont même valu, l'hiver dernier, quinze jours de prison. D'autres contacts avec le clergé espagnol nous feront découvrir ses blessures profondes, difficiles à guérir même, en raison du passé, de la confusion des pouvoirs...

La pension ne pouvant nous garder plus longtemps, nous acceptons avec joie une chambre au presbytère. Etienne devient vite de première force dans la chasse aux mouches qui nous assaillent sans relâche durant la sieste. A la nuit tombante, Pierre revient de son travail, et nous dînons rapidement ; des jeunes entrent et sortent et semblent se sentir chez eux dans la maison. Pierre nous explique qu'il s'agit de jeunes travailleurs qui préparent un camp.

La dernière cigarette envolée, nous nous endormons.

 

Mardi 17 Juillet

Départ record qui laisse présager une journée faste : à 6h45 nous sortons de Viana. A la route monotone succède un chemin qui franchit la frontière de Navarre et nous mène à Logroño, première ville de Castille. Un prêtre aperçu à la fenêtre de son confessionnal, à la cathédrale, nous conduit à la sacristie, ravi de tailler une bavette : quelle aubaine ! Il doit vite déchanter, mais tamponne de bonne grâce nos cartes de pèlerin, moyennant la promesse d'un Abrazo al Apostol - geste spécial réservé à saint Jacques et qui consiste à poser les mains sur les épaules de la statue, y pressant l’Apôtre sur son sein.

La cité encore endormie répond bien à la définition de Paladilhe : « elle s'ennuie de n'être ni ville ni campagne… » Ennuyeuse aussi la sortie de ville et la route de Burgos, étroite, bombée, émaillée de nids de poule : le trafic est intense et menace même la sécurité du pèlerin moyen (des autres aussi d'ailleurs).

Un frugal casse-croûte près de la cabane d'un garde forestier nous permet d'attendre le déjeuner, servi par nos soins au bord d'un Bernès à l’odeur forte, surtout par vent d'Est, en raison des tas de fumier qui le jalonnent. Nous sentons monter en nous l'obscur désir de la sieste, mais le ciel en décide autrement. Fuyant les gouttes d'eau, nous allons nous étendre sur la place du village de Navarette. Les gosses qui jouent autour de nous s'approchent et tentent de progresser en français, mais notre faiblesse dans leur langue fait échouer la manoeuvre. On en reste à « bonjour, bonsoir, bonne nuit ».

A la sortie, le porche du cimetière, signalé par le guide, retient notre attention : il s'agit en effet du porche de l'ancien hôpital du Saint-Sépulcre réassemblé ici : saint Michel y terrasse le dragon, la croix de Saint-Jacques et beaucoup d'autres sculptures sont d'une légèreté surprenante. Un peu plus loin, à Ventosa, c'est une fois de plus le parvis de l’église que nous choisissons pour le bivouac ; on y jouit d'une très belle vue sur la Castille embrasée par le soleil couchant : rouge la terre des chemins et rouges les pierres de maisons aux toits de tuiles lie de vin. Il repleut tendis que nous nous livrons à nos occupations habituelles. Etienne se livrerait volontiers à des considérations idéologiques audacieuses sur l'inconséquence d'un lieu qui arrose le pèlerin, mais, fort heureusement, les tâches culinaires l'absorbent. Le dîner expédié nous fait envisager un coucher rapide lorsque, précédé d'un minuscule enfant de choeur, arrive sur « notre » parvis un jeune et frétillant ecclésiastique : il vient dire la messe. Une trentaine de personnes y participent. Etienne est un peu éberlué par le « rite » et sa cadence accélérée. En deux temps trois mouvements, l'affaire est conclue et les lumières éteintes. Les éclats de rire des filles résonnent un moment dans la nuit qui tombe, tandis que le sommeil nous entraine.

Mercredi 18 Juillet

Dans ce genre de vie, l'un des charmes est de pouvoir, dès le réveil interroger le ciel et supputer les chances de beau temps : vieille coutume paysanne qui a une influence importante sur le moral des troupes. Ce matin, le ciel est plombé. Le fourbi sur l'épaule, nous voici partis, sous la pluie, par un Bernès dont l'herbe haute et mouillée contribue à l'imprégnation du pèlerin. Trempés, nous nous réfugions quelques instants dans une station-service : le pompiste, compatissant, nous réchauffe d'une rasade de vin. A Najera, provisions, café chaud et visite du monastère Santa Maria La Real construit pour abriter les restes de Blanche de Navarre et où l'ont rejointe beaucoup de princes de Castille et de Leon. Le cloître est hispano-arabe aux fines dentelles de pierre ; l'église abbatiale jaillit dans une belle envolée de voûtes, mais n’aurait rien perdu à faire l'économie de son retable Renaissance.

A la halte de midi, un bon feu permet de sécher les affaires. Les voitures défilent en rangs serrée, Etienne dort, les fourmis calment leur fringale à nos dépens. L'après-midi est ensoleillé, mais le relief s'aplatit de plus en plus. L'horizon s'évanouit dans cette interminable plaine à blé. 5 km. de ligne droite pour finir avec Santo Domingo-de-la-Calzada qui nous nargue de loin. Les pieds font mal et la soif nous travaille car nous avons été imprévoyants. Le dernier kilomètre est bien douloureux !

A côté de la cathédrale, l'ancien hôpital des pèlerins est devenu Parador. Nous nous y sentirons parfaitement chez nous. Etienne plonge avec ravissement dans la baignoire et n'en finit pas de s'extasier sur le confort. Il regrette néanmoins l'absence de coupe-ongle et de brosse à habits. Récurés, rasés (de près), pomponnés, nous visitons la cathédrale. L'impression d'ensemble est l'écrasement : nous nous sentons tout petits sous la voûte immense, un peu perdus devant les stalles richement sculptées où ne somnole nul chanoine. Sur sa droite, les cages à poules rappellent la merveilleuse histoire du pendu-dépendu font face à un morceau de la potence ; voici l'essentiel de la légende : (non reproduite dans la transcription du manuscrit = Pas scannée !)

Jeudi 19 Juillet

Conséquence de la vie de château, le lever est tardif ; de plus, le petit déjeuner n'est servi qu'à partir de 8 heures.

Au sortir de la ville, nous franchissons le rio Oja grâce au pont construit par le très fameux san Juan de Ortega, dont c’était, dit-on, la spécialité, ainsi que de consolider les oeuvres de son maître santo Domingo. La route est en réfection et nous défilons sur le bitume encore chaud, devant les ouvriers de la voirie. Un chemin à travers champs nous conduit à Granon, puis à Recedilla del Camino. La fontaine est marquée de la croix de saint Jacques, mais l'épicerie souhaitée fait défaut. Castilgelgado s'enorgueillit d'un ancien hôpital et à une fontaine merveilleusement fraîche, centre de la vie du village : on y remplit sa cruche, on cause, on rince la lessive en jetant un regard furtif aux étranges pèlerins qui se restaurent à l'ombre du clocher. Une jeune fille, étudiante à Paris, nous fait un brin de conversation et s'entremet complaisamment pour nous faire visiter l'église.

Dès la reprise, sur le coup de quatre heures, le soleil nous assomme littéralement. Chemise trempée, nous nous écroulons dans le jardin public délicieusement fleuri de Belorado. Un dernier sursaut de courage nous permet d'atteindre Tosantos adossé à une falaise dans laquelle est creusée une curieuse chapelle troglodyte. Le curé du village nous avoue son incapacité à nous trouver un toit pour dormir : il ne réside pas sur place. Une prairie baignant dans la pénétrante odeur du foin fraîchement coupé suffira à notre bonheur. La soirée est douce et le sommeil prompt à nous emporter dans de fabuleux phantasmes où résonne inlassablement l'étrange nom de Santiago.

Vendredi 20 Juillet

Le petit matin est plutôt humide en raison d'une rosée pénétrante. Dans la fraîcheur de l'aube, nous empruntons le chemin qui mène à Villambistia et Espinosa del Camino, puis la route jusqu'à Villafranca au pied des Monts Oca. Malgré les sages conseils de l'épicière, nous décidons de jouer la carte Bernès, et de monter tout droit dans la montagne à travers les chênes verts vers le col de la Pedraja. Hélas, le résultat ne se fait point attendre : le sentier est perdu en une demi-heure et l'affaire se termine piteusement dans un crapahut où pèlerins, ronces, fougères et chênes rabougris se livrent un combat sans merci. Finalement nous rejoignons la route qui mène au col deux kilomètres seulement après Villafranca : beaucoup de temps et d'efforts pour pas grand-chose.

La montée reprend donc, plus monotone, à travers les crêtes que le gouvernement espagnol s'efforce de reboiser. Un kilomètre après le col, nous voyons apparaître le site enchanteur de Valdefuentes : chapelle, fontaine rafraîchissante, ombrages, petites tables de pierre pour pique-niqueurs etc. Malheureusement, vu de près, l’espace se révèle hideusement défiguré : papiers gras, détritus de toutes sortes, poubelles que personne ne vide et qui vomissent tristement une pourriture bourdonnant de mouches... Pour faire sécher nos duvets encore humides de la nuit précédente, il faudra déblayer un peu. Le temps est orageux et venté. Pendant notre repas, d'autres convives venus en voiture ou à pied ont installé leur camping provisoire. On se dispute les endroits ombragés en riant fort et en parlant haut, et même le transistor est de la fête, ce qui nuit, sinon à notre standing, du moins au sommeil.

Après quelques hésitations et avec l’aide d’un berger, nous découvrons une route empierrée, large et dégagée qui semble fendre en deux la forêt de chênes verts et plonge, droite comme un I, vers un bouquet de peupliers d’où émerge un clocher trinitaire : splendeur des splendeurs, c’est le monastère de San Juan de Ortega. C’est un joyau roman restauré avec tact et ferveur. Le touriste semble ignorer ce haut lieu de silence et de pureté, entouré seulement de quelques maisons et gardé par un prêtre âgé et aveugle. Porche, arcs romans, fenêtres à colonnettes du chœur, délicats bas-reliefs contant la saga du saint … tout ceci nous enchante : on est si bien ici, si nous plantions trois tentes …

Après quelques mots échangés avec le vieux gardien, nous nous arrachons à cette oasis de paix pour gagner Ages ; une erreur stupide nous fait déboucher à Santovenia : 3 km à refaire. La soirée est déjà bien avancée lorsque nous arrivons péniblement à Atapuerca qui sera notre étape. D’interminables palabres sont nécessaires pour trouver un toit. Le simple fait de demander une grange, un hangar ou une salle semble éteindre les sourires et fermer les portes. Finalement, un sympathique Madrilène de passage obtient de l’aubergiste la clef qui donne accès au préau de l’école : nous y serons bien. La soupe chante dans la marmite, les bêtes rentrent, la terre s’apprête au repos. Nous aussi !

Samedi 21 juillet

Départ un peu tardif par les aires à blé, mais le chemin qui doit nous permettre de rejoindre la route de Burgos se perd dans la rocaille. Heureusement un berger nous donne un point de repère précieux : la tour téléphonique en contre-bas de laquelle s’étale majestueusement la grand-route. Ce long ruban d’asphalte surchargé de machines à rouler contraste violemment avec la sierra, ses moutons et ses sonnailles joyeuses. Remontant, à gauche de la voie, le cours de ce torrent de tôles mouvantes, nous traversons le quartier industriel de Burgos, puis les quartiers pauvres, enfin la vieille ville et les belles résidences.

A la cathédrale, un ecclésiastique empanaché imprime le sceau sur nos cartes de pèlerins. Déjeuner au restaurant, achat d’une petite boussole qui, pensons-nous, nous évitera des déboires et sieste dans les jardins qui bordent le ru Bena. Nous complétons ensuite notre connaissance de la cathédrale par une visite plus approfondie. Mais nous ne laisserons rien de notre cœur à Burgos : trop de richesses entassées, trop d’hôpitaux, de monuments dans cette orgueilleuse cité. Pour nous, le camino, le chemin de pèlerinage, s’accorde mieux aux petites églises, aux calvaires et aux fontaines, en un mot à un art monumental discret, bien intégré au paysage. Nous reviendrons à Burgos… en touristes.

Dès la sortie, c’est la vieille Castille qui se dessine à l’horizon avec ses promesses de plaines interminables. Par la route, nous atteignons Tardajos, dans le lent balancement chamelier de nos silhouettes déformées. Le cérémonial de la découverte d’un lieu pour dormir se déroule sans surprise : le curé nous envoie au couvent, mais le directeur d'icelui est absent etc. Qu'il fait bon s'étendre sur l'herbe du terrain de football et contempler de son duvet l'étrange procession des troupeaux qui, l'un après l'autre, sans se mélanger, sans pagaille, au sifflement de leur berger, se rendent au ruisseau puis à la bergerie.

Dimanche 22 juillet

La nuit est ventée et le lever frisquet, mais la journée s'annonce magnifique. Dans la lumière du matin, nous montons par les collines vers ces immenses plateaux que l'on nomme en Castille paramos, c'est à dire déserts. Ici la terre est grise, presque blanche à certains endroits et la marche silencieuse est une lente prière au Créateur.

Puis le chemin s'infléchit sur une verte déchirure de la plaine : voici Hornillos del Camino, dans lequel on pénètre par un ravissant petit pont médiéval. Le village est une longue rue de maisons blasonnées qui aboutit à la fontaine. Nous semons un peu la perturbation dans la population qui s'éveille pour un dimanche paisible. Gourdes remplies, nous longeons des caves creusées à même le roc, puis nous reprenons la montée, sûrs de nous-mêmes, du Bernès et de la direction. Mais au bout de quatre kilomètres, il devient tristement évident que le venin de l'erreur s'est infiltré dans notre progression. Le chemin s'interrompt dans la solitude désertique des champs de blé, tandis que les papillons orange, bleus et jaunes font leur butinage matinal. Un peu plus bas, un chemin semble prometteur, mais taquine un peu trop le sud-ouest. Nous l'empruntons quand-même, n'ayant rien d'autre à nous mettre sous les pieds. Il nous fait dévier sur Iglesias : près du lavoir, nous quêtons des renseignements. Relevant la tête, les laveuses se déchaînent : sans nous répondre directement, elles entament, poings sur les hanches, une polémique criarde sur les différents chemins possibles. Décontenancés, nous suivons les conseils de la plus acharnée. Volubile, elle semble sûre d'elle-même. Le retour à la route après la beauté du chemin est un peu pénible. Etienne concentre sa grogne contre l'infortuné Bernès en lâchant quelques rafales de jurons bien sentis. Enfin, au bout de trois kilomètres, nous tombons sur le croisement qui nous remet sur la bonne trajectoire ; auprès d'un boqueteau famélique c'est le déjeuner et le repos. L'air est doux, le vent tombé, le soleil discret : nous vivons notre rythme, fécondant des pensées simples et floues.

Après la sieste, une jolie vallée verdoyante qui joue à cache-cache avec le ruisseau nous emporte comme en rêve, en pleine poésie, vers Castrogeriz. Ça et là, des pique-niqueurs ont installé l'ennui du dimanche dans les paisibles clairières et des formes rebondies cherchent discrètement le bronzage. Quelques kilomètres avant la ville, nous traversons les ruines de l'immense monastère de S.Anton, fondé pour soigner les pèlerins atteints du feu de saint Antoine (érésipèle). Sans doute la thérapeutique des moines, consistant en l'imposition du tau - scapulaire - sur les malades, est-elle tombée en désuétude, mais les restes de l'abbaye témoignent de la sollicitude dont les pèlerins du Moyen Age étaient l'objet.

Un peu d'eau fraîche tirée du puits : adieu Saint-Antoine. Comme un aimant, Castrogeriz nous attire. Nous sommes impatients d'y pénétrer, d'autant que demain c'est, d'après le calendrier, une journée de repos ! Alors, ruminant de douces idées d'hôtel confortable, de baignoires en marbre rose, de serveurs en caleçons brodés d'or, de lits à baldaquins bassinés comme au bon vieux temps, nous parvenons à bonne allure à cette petite bourgade qui ressemble à « un lévrier couché en rond sous le soleil ardent de l'austère pays » (Bernès cit. p 73). Une longue rue, une petite place à arcades, mais d'hôtel point ; adieu veau, vache .... Une pension nous refuse, une autre nous recueille : c'est simple, simple, mais l'eau froide lave quand même. Quant à trouver le curé pour la messe, c'est une autre paire de manches.

L'hôtesse s'affaire pour le dîner ....

Lundi 23 Juillet

Le farniente au lit sans le moindre désir de faire trois pas est chose bien agréable un jour de repos. En bas, dans la cuisine, la fée carabosse notre hôtesse s'active au milieu de ses casseroles. Après un petit déjeuner tardif, je me rends à l'église pour concélébrer avec un prêtre en vacances, qui séjourne dans sa ville d'origine. C'est un maniaque de la propreté qui commence par nous offrir, à l'enfant de choeur et à moi-même, une crise de nerfs dans la sacristie parce que linges et ornements sont dans un état déplorable. Il s'arrêtera d'ailleurs, au milieu de la concélébration pour fustiger rageusement une poussière égarée sur le pied du calice, ce qui amuse énormément Etienne. Mais sous l'insuffisance du signe, et la pauvreté du geste, jaillit en plénitude le mystère de foi et d'amour. Il serait navrant d'opposer ou même de distinguer une étape de trente kilomètres sur les routes brûlantes de Castille et le geste du partage eucharistique : ce sont deux accords d'une même harmonie, celle de l'homme cheminant sur les traces du Dieu vivant.

La journée se passe en travaux divers : raccommodages, lessive, courrier, lecture des journaux, etc. Vers 18 heures, nous faisons l'immense effort d'aller visiter la Collegiata, basilique bâtie à diverses époques. Elle permet d'admirer une vierge du XIIe siècle en bois peint, et un fort beau vitrail du XVe siècle. La personne qui nous fait visiter - et que nous sommes allés quérir en haut du village - débite son petit discours d'un air entendu, sans négliger de cueillir au vol le pourboire que nous hésitions à lui octroyer.

Retour à nos pénates et provisions de route pour le lendemain. Dans la ruelle, le prêtre du matin astique avec fureur sa voiture qui s'use à force de briller. Sur les bancs de la place, les femmes profitent de la fraîcheur du soir, et, sans comprendre, on peut admettre que les langues tricotent aussi vite que les aiguilles. Dîner devant la télévision, puis coucher rapide.

Mardi 24 Juillet

Sous les fenêtres, vers 5h.45, le soleil est déjà à l'oeuvre, les paysans s'y mettent, les pèlerins s'étirent. Le vent se lève.

Le chemin monte lentement sur le plateau pour redescendre ensuite vers Itero del Castillo et Itero de la Vega. L'ocre rouge cède la place à l'ocre jaune. Vers la gauche, l'ancienne chapelle S.Nicolas, fortifiée, me fait penser à quelque ancienne prison pour pèlerins impénitents. Sur la ligne droite bordée ici et là de peupliers, la méharée est supportable sous le soleil brûlant, à cause du vent qui souffle sans arrêt. Boadilla del Camino est un curieux village aux murs de torchis, avec un pilori gothique bien conservé qui donne lieu à des poses photographiques du meilleur goût. L'église est envahie par les pigeons qui ne sont pas le moins du monde gênés par la solennité du lieu… leurs traces en témoignent. Nous remarquons surtout le beau baptistère roman, orné de motifs cruciformes. Près du canal de Castille, à l'ombre d'une cabane de torchis, nous abritons notre repas du soleil et du vent qui soulève des nuages de poussière sur la plaine desséchée.

Le vent brûlant, le vent qui rend fou ou ivre, ne nous quitte pas d'une semelle tandis que nous repartons, le long du canal, vers Fromista. Au centre de cette bourgade sans caractère particulier s'élève l'église Saint-Martin. D'une élégance naturelle, cet édifice roman s'orne de 315 modillons sculptés ; chapiteaux, gargouilles, voussures témoignent de l'imagination débordante de leurs auteurs. La Bible est là, mais aussi les choses de la vie représentées parfois avec une crudité bon enfant, et aussi les dictons populaires, les proverbes. Nous admirons longuement les prodigieux vestiges d'une époque qui faisait de l'église le centre de la vie de la cité, le lieu de rassemblement de tous les habitants : ils trouvaient sur les murs et les colonnes tout un catéchisme en image. Nous avons prié et emporté de grands souvenirs de son église.

Avant de charger le sac et d'aller plus loin, il faut faire tamponner nos cartes : mais le curé est absent, le bureau du tourisme fermé. Le barman dégingandé de la « boite » à la mode (!) vient à notre secours : son cachet est le seul de notre collection à porter la croix de saint Jacques ....

Juste avant d'arriver à Poblacion de Campos, une ravissante chapelle entourée de verdure invite à l'étape : nous succombons à la tentation, l'endroit est accueillant et isolé. Mais l'eau semble rationnée car la fontaine est à sec. Le bistrot m'en donne trois litres, une fermière refuse. La nuit tombe sur une partie de poker acharnée ; quoique néophyte, je bats mon compagnon. L'éclairage du couchant est d'une douceur infinie, les peupliers frissonnent : c'est le soir et la prière et l'action de grâces.