Institut recherche jacquaire (IRJ)

Nus ou enrubannés, des bourdons et des cannes à donner le bourdon, lettre 165


Rédigé par le 10 Juillet 2023 modifié le 11 Juillet 2023
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Après la lettre 163 sur l’étonnant bâton de saint Jacques à Sillegny, nous revoici en compagnie de Laurent Bastard, directeur retraité du Musée du Compagnonnage de Tours (et descendant d’une lignée de compagnons). Il m’a envoyé un court article paru récemment sur le blog « Centre de recherche sur la canne et le bâton », me proposant de le « cantonner à ma documentation ».
Imposssible pour moi reléguer cet article avant de le publier ! Il m’offre en effet l’occasion de compléter la présentation des travaux de Laurent Bastard avec lequel je coopère depuis de longues années.



Château d'Usés, ébrasement de la porte de la chapelle
Château d'Usés, ébrasement de la porte de la chapelle
Voici donc cet article. Il reprend le thème du bourdon, toujours porteur de rêve mais riche d’interrogations et de mystère. En ces temps d’été, propices aux visites touristiques de demeures et d’églises, il invite à rechercher ces traces de patrimoine jacquaire oubliées des guides. 
Plusieurs articles, nous rappelle Laurent Bastard, ont déjà été consacrés au bourdon de pèlerin sur le site du « Centre de recherche sur la canne et le bâton ». Une « banque d’images » y présente une série sur le bâton du voyageur.
 

Deux bourdons au château d’Ussé (Indre-et-Loire)

A l'entrée de l'église
A l'entrée de l'église
Le voici à Ussé

Le splendide château d’Ussé, situé sur la commune de Rigny-Ussé, a été construit au milieu du XVe siècle et sa chapelle ou collégiale, dédiée à Notre Dame et à sainte Anne, a été consacrée le 11 août 1538. 
Nous rencontrons un premier bourdon tenu par saint Jacques le Majeur sur l’embrasement de gauche de l’entrée de cette chapelle. Il est en effet orné de belles sculptures Renaissance représentant les apôtres, parmi lesquelles on reconnaît le saint en costume de pèlerin, couvert d’un chapeau orné d’une coquille (brisée), tenant son bourdon et, dans l’autre main l’Evangile, selon la figuration courante. Une partie de cette sculpture a malheureusement été dégradée.


A l’intérieur de la chapelle, les stalles sont l’œuvre du célèbre sculpteur Jean Goujon (v. 1510-vers 1567). C’est là que nous rencontrons le second bourdon, ornant une miséricorde (qui est, selon le Larousse, une sorte de console placée sous le siège relevable d’une stalle d’église et servant, quand ce siège est relevé, à s’appuyer tout en ayant l’air d’être debout). On y voit un pèlerin couché, son chapeau à larges bords posé à côté de sa tête, occupé à se désaltérer avec sa gourde. Le long de son corps est posé son bourdon. Il est, comme à l’accoutumée, constitué d’un fût, d’une pomme à une extrémité et d’une pointe à l’autre, et, un peu en dessous de la pomme, d’une bague renflée servant à retenir la main du marcheur ». 


Bâton de saint Jacques aux rubans à Turin

Toujours avec le Centre de recherche sur la canne et le bâton, voici Laurent Bastard à Turin, devant un bourdon enrubanné tenu par saint Jacques.

 
« Au Palazzo Madama (Palais Madame) à Turin, se trouvent de remarquables collections d’œuvres d’art, parmi lesquelles figure une statuette de saint Jacques avec sa besace et son bourdon (dont il manque probablement le pommeau et la pointe). On remarquera deux petits rubans à franges et liserés flottant en haut du pommeau. Le cartel indique que cette statuette provient d’un Hospice de pèlerins de Capriata d’Orba, dans le Piémont, province d’Alexandrie. C’est une terre cuite, faite à la main et à la palette de bois, engobée et émaillée aux oxydes de cuivre, fer et manganèse. Époque : 1450-1500. N’en tirons surtout pas de conclusions hâtives, fondées sur la similitude du nom de saint Jacques avec Maître Jacques, le fondateur légendaire des compagnons du Devoir, lesquels ont coutume, lorsqu’ils exercent leur fonction de « rouleur » (maître de cérémonies), d’entourer leurs cannes de deux rubans bicolores.


Notons simplement que le port de cannes et bâtons enrubannés se retrouve ici et là dans des lieux et des contextes différents. Nous l’avons déjà signalé lors de précédents articles : dans les communes des Hautes-Alpes, jusqu’au début du XIXe siècle, les « sociétés de jeunesse » étaient présidées par un « abbé » muni d’une canne enrubannée. Les conscrits faisaient de même. Enfin le saint Jacques qui orne le portait de Compostelle, porte une canne où sont croisés deux rubans.
La similitude de rites, coutumes et symboles ne signifie pas nécessairement identité de sens ni transmission d’un groupe social à un autre  »*.


* BATON DE SAINT JACQUES AUX RUBANS A TURIN, Centre de Recherche sur la Canne et le Bâton, Mai 2023


Bourdons enrubannés des Carnavals

Si les lieux diffèrent les contextes ne sont peut-être pas si différents que l’on pourrait croire. L'évocation ci-desus des sociétés de jeunesse m’a fait repenser aux quelques notes conservées dans mes dossiers, relevées à propos des fêtes carnavalesques du Nord de la France où l’on retrouve de joyeux abbés se réclamant de saint Jacques au sein de très sérieuses confréries. Et quand la fête était sous le patronage de saint Jacques, comme à Turin ou à Arras, ce n’est plus la canne qui est enrubannée, c’est le bourdon :

A Arras, le dimanche Gras de 14941 on voit un bien joyeux « Prince de saint Jacques avec sa compagnie » partir avec « l'abbé de Lyesse et le Prince de Bon Vouloir a la rencontre des confrères de Cambrai … ».
En retour, Arras participe aux fêtes de Cambrai qui ont lieu dans les premiers jours de janvier, au moment de l’Epiphanie. Cambrai offre à son tour :

« differents vins le 20e [jour après Noël 1494] aux moines de liesse d’Arras et de Saint Pol, au prince de l’étrille de Saint Pol, au roi des Sotz de Lille… au roi de l’ours d’Arras, a la compagnie de Saint-Jacques d’Arras, a l’oncle des neveux… a quatre joueurs de flutes, harpes et soyettes de Saint-Quentin » 2.
On sait que l’abbé de Liesse d’Arras était chargé de l’exécution de certains divertissements publics. La plus ancienne mention connue date de 1430. L’abbé était élu tous les ans par les officiers du duc de Bourgogne, par le magistrat de la ville et par la bourgeoisie4. Était-il choisi parmi les confrères ?  
 

 

1 - GUESNON, (A.), La confrérie de saint Jacques et les portraits du musée d’Arrasp. 25.
2- Arch. comm. Cambrai, CC 96, comptes des collecteurs (1494-1495) fol.67 et svts.
3 - HARDUIN, Mémoires pour servir à l’histoire de la province d’Artois… p.19


La canne de saint Jacques au Portique de la Gloire

Dans l'article sur la statuette de Turin, Laurent Bastard renvoie à un article qu’il a publié en 2018, sur le même site, et qui ne peut manquer d’intéresser les pèlerins : « La canne de saint Jacques à Compostelle », dont voici de larges extraits :

 

L'apôtre Jacques au Portail de la Gloire
L'apôtre Jacques au Portail de la Gloire

« Quelques personnes intéressées par les traditions compagnonniques ont relevé un détail troublant sur le portique ou porche de la Gloire, à la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle, en Galice (Espagne). Edifié au XIIe siècle, ce portique comporte plusieurs statues de saints. J’emprunte à Louis Bonnaud, qui présida la Fédération folklorique du Centre-Ouest, à Limoges, les lignes qui suivent, adressées à Roger Lecotté, conservateur du musée du Compagnonnage, le 10 septembre 1970 :
" En observant le célèbre Portico de la Gloria de la cathédrale, j’ai été frappé par un détail que vous connaissez certainement, mais qui m’a fait penser à une canne de Compagnon. En regardant l’arc central du Portico de Gloria, on remarque de chaque côté deux groupes de personnages : à gauche les prophètes Moïse, Isaïe, Daniel et Jérémie, à droite, faisant face à ces derniers, saint Pierre (face à Moïse), saint Paul, saint Jacques et saint Jean l’Evangéliste. [...] Saint Jacques debout s’appuie de la main gauche sur une canne autour de laquelle s’enroule une « écharpe » qui m’a fait penser au cordon qui orne les cannes compagnonniques. Cette canne est en forme de tau dont chaque bout porte une tête de monstre (mi-homme, mi-animal), le bout est ferré d’une courte pointe. Sous la main gauche posée sur le tau part l’écharpe qui se croise trois fois avant le nœud final. La peinture actuelle (est-ce la polychromie ancienne ?) est bleue. Les pans de ce que j’appelle l’écharpe se terminent par une ornementation d’orfroi de couleur blanche. [...] S’agit-il là d’une coutume en usage à l’époque ? Je ne saurais dire, mais seul de tous les personnages figurés sur ce portail, saint Jacques a cette canne. " 
Roger Lecotté fut intéressé par cette information et il fit faire un cliché agrandi de la statue, qui figure encore aujourd’hui au musée du Compagnonnage, dans la section consacrée aux rixes de toujours ».

Historiquement, la plus ancienne mention de cannes enrubannées remonte au milieu du XVIIe siècle (elle est attestée chez les compagnons chapeliers). On ignore si d’autres corps de métiers enroulaient des couleurs autour de leur canne avant les premiers témoignages par l’image, au début du XIXe siècle. Près de cinq siècles séparent la canne de saint Jacques de la pièce d’archive des compagnons chapeliers (1655). C’est beaucoup pour y voir une continuité.


Les lecteurs intéressés par la totalité de l'article de Laurent Bastard sur la canne de saint Jacques au Portail de la Gloire peuvent le lire à l’adresse suivante :
http://www.crcb.org/la-canne-de-saint-jacques-a-compostelle/.html

Chemin de Compostelle et compagnonnage

Nous avions déjà abordé ce sujet inépuisable dans les lettres n°40 et 41, « Compagnonnage et pèlerinage à Compostelle », en avril 2020, en citant une interview de Laurent Bastard publié en 2005 sur le site de la Fondation David Parou Saint-Jacques : 
Le chemin de Saint-Jacques est-il
« une école de formation professionnelle » 

pour les compagnons du tour de France ?
Elle apporte d’autres informations. Voici le lien pour la lire.
http://www.saint-jacques.info/compagnons-2020.htm
 
Les lecteurs qui souhaitent approfondir encore cette question ou en voir d’autres aspects pourront lire avec profit les articles suivants de Laurent Bastard sur « La canne et le bâton ».
La canne enrubannée de l’ « abbé » des Hautes-Alpes.
Cannes de conscrits et cannes de compagnons