Institut recherche jacquaire (IRJ)
Institut de Recherche Jacquaire (IRJ)


Ce site subit en ce moment de profondes modifications pour intégrer dans une nouvelle structure les articles des sites de la Fondation David Parou Saint-Jacques. Merci d'excuser les imperfections provisoires, noms, dates, liens ...













Marcher vers qui ?

Communication d'André Weill au colloque de Cordoue


Rédigé par André Weill le 18 Février 2011 modifié le 30 Avril 2023
Lu 1882 fois

Il n'y a pas de but au chemin. Le seul but, c'est le chemin. Mais les chemins de terre sont les miroirs de nos chemins de vie... et leur pédagogie est redoutablement efficace. Le marcheur n'est qu'un humain en bon état de marche. De balise en balise, il cherche le chemin. A l’épreuve de lui-même. Puis de l'autre. Et, inexorablement, de Cela qui les unit. Il marche pour dire son incarnation. Pour dire le temps et l'espace. Pour dire la liberté, la fraternité, le dénuement, la solidarité. Parvenu au delà des horizons égotiques, se connaissant "que de passage", il disparaît. Il se fond dans plus grand que lui. Le ciel et la terre. La lumière. Le silence. Le voila devenu lui-même chemin, simple humus, marchant de bonheur.




André Weill - Cordoue 25 novembre 2010

Mes très chers amis,

Vous tous, libres marcheurs et pèlerins en quête du vivre ensemble,
Vous tous, jeunes européens et maghrébins, vous tous scouts de toutes les traditions, vous tous porteurs de « la Flamme de l’Espoir »,
Vous tous hauts responsables associatifs, politiques, religieux, institutionnels,
Vous tous, cordouans qui nous accueillez dans votre ville si remarquable,
Au nom de la mémoire dont nous sommes aujourd’hui et les acteurs et les témoins,
Que cette réunion des trois cultures prenne son sens étymologique le plus noble,
Que ce colloque soit l’opportunité d’une nouvelle union de la compréhension et du dialogue,
Que les gestes et mots ici partagée soient des balises guidant l’humanité sur les chemins d’éveil de la Conscience.

La marche dit la dynamique de la vie

Dans le grand vent du chemin, entre Compostelle et Cordoue
Dans le grand vent du chemin, entre Compostelle et Cordoue
Marcher est une épreuve. Et ce n’est pas un mot en l’air. C’est un verbe sur terre. On n’apprend pas à marcher dans les livres. Mais sur la terre. La marche est une pâque, un passage, une renaissance de l’homme à travers deux libertés majeures. La liberté de se dire. Et la liberté de disparaître. Dire et disparaître : deux chaussures, mais un seul chemin.
La liberté de se dire. La marche proclame l’incarnation au monde. Dans la marche, le verbe se dit chair. Marcher, c’est mettre les pieds en marche. Le sang en marche. L’esprit en marche. La marche dit la dynamique de la vie. Le marcheur est un ressuscité de la veille, un éveillé du petit jour.

La deuxième liberté, celle de disparaître, témoigne du rien. Ou plutôt, de notre absolue dépendance au grand Tout. La marche est un mouvement de lâcher prise qui emmène le pèlerin chaque soir beaucoup plus loin que ses chaussures. Vulnérable, au milieu du vide, il marche vers l’inconnu, vers plus grand que lui. Il va vers le pays que le Chemin lui indiquera. Car la marche est une geste fusionnelle du marcheur et du chemin. Le marcheur disparaît, se retire du monde pour se fondre dans un espace – un royaume ? - que les yeux ne peuvent voir, que les mots ne peuvent dire.

Ainsi donc, quatre pèlerins sont partis le 15 octobre de Compostelle, ville symbole du vivre en marche. Et ce sont plus de trente marcheurs qui atteignent ce matin le Ponte Romano sur le Guadalquivir à Cordoue, ville symbole du vivre ensemble. 
 
Mais vers qui marchaient-ils ces peregrinos, ces caminantes, ces nomades modernes ? Quelle énergie les a mis en chemin ? De quoi se nourrissaient-ils, de quelles rencontres rêvaient-ils, à quels destins obéissaient-ils ? Bien sûr, les réponses sont éminemment géo-temporelles, humaines, culturelles, personnelles. Donc vivantes et multiples. Elles ne peuvent se laisser enfermer dans le marbre d’une époque, d’une église ou d’un dogme. Elles ne  peuvent se résoudre à une religion, une opinion, une croyance. C’est pourtant, avec beaucoup d’humilité, la question que nous allons pétrir ensemble ici aujourd’hui.
 
La terre est ronde. Et, même en montant tout en haut des tours de la Cathédrale de Santiago, le pèlerin ne peut pas voir le clocher minaret de Cordoue. Jusqu’à la sortie de Cerro Muriano, la ville de Cordoue lui reste cachée. Pour atteindre le but, il lui est donc nécessaire de se confier à des guides, de suivre des balises, des enseignes. Sur les chemins de vie comme les chemins de terre, nous connaissons le but à atteindre. Mais nous sommes aveugles. Car notre terre psychologique est ronde. C’est pourquoi nous avons besoin de guides, de balises. En usant l’expérience métaphorique de nos chemins de terre, nous allons tenter de repérer quelques balises, quelques enseignes, quelques enseignements pour nos chemins de vie.

Marcher c'est oser dépasser les bornes

Sur la Via de la Plata, entre Compostelle et Cordoue
Sur la Via de la Plata, entre Compostelle et Cordoue
Marcher est incontestablement une épreuve. En ce sens qu’elle éprouve le marcheur au cœur de son incarnation. Les grands espaces, la pluie, le soleil et le grand vent testent sa détermination. La nuit, la boue et le froid vérifient son courage. Les petits matins, les montées raides, les lignes droites interminables expérimentent son endurance. La faim et la soif titillent sa résilience. Les erreurs d’aiguillage éprouvent sa foi.

Marcher c’est oser dépasser les bornes. Oser l’ouverture. Oser aller plus loin que le convenu. Oser les peurs, les inconforts, les inconnues. Ultreïa disent les pèlerins de Compostelle ? Ce mot, venu du latin ultra, signifie plus loin, au-delà. Ultreïa signifie : va plus loin, ne t’arrêtes pas. « Ils ne savaient pas que c’était impossible. Alors ils l’ont fait » assurait l’explorateur Mark Twain.
Vas au-delà de tes attachements. Vas, brise tes liens. Prends le risque de la fatigue. Vas au-delà de tes évidences. Tu es mille fois plus que ta culture, que ton éducation. Prends le risque de la rencontre. Prends le risque de l’hospitalité. De la main ouverte. Prends le risque de l’authentique. Ouvre tes yeux, tes bras et ton cœur. Vas au-delà. Et si marcher c’est oser, comment ne pas citer ici Celui qui a guidé Abraham : « Vas ! Quitte ton pays, ton lieu natal, ta maison paternelle. Vas au pays que je t'indiquerai ... »

Marcher, c’est dire. Dire la joie du partage, dire l’urgence de la solidarité. Marcher, c’est prophétiser au monde les valeurs de la lenteur, de la pauvreté, de l’humilité et du dénuement. Marcher c’est proclamer l’homme debout, quelque en soit la posture : enfance, dépendance, exclusions, exils, soumissions, infamies, privations de libertés. Marcher c’est dénoncer le crime et le meurtre, fût-il nationalement, politiquement ou, pire encore, religieusement correct.

Marcher c’est dire l’homme en sa verticalité. C’est l’établir entre Terre et Ciel. C’est le révéler debout, même dans les fauteuils de la dépendance, de la maladie, de la vieillesse.
Marcher c’est, comme l'écrivait Andrée Chedid
« garder les yeux ouverts sur les souffrances, le malheur, la cruauté du monde, mais aussi sur la lumière, sur la beauté, sur tout ce qui nous aide à nous dépasser, à mieux vivre, à parier sur l'avenir » .
Marcher, c’est refuser la dictature du calendrier. C’est dire non à l’imparfait. C’est dire oui à l’éternité du temps présent.

Marcher, c’est disparaître. C’est arrêter de tourner en rond sur nos illusions périphériques pour fondre directement au Centre Vie. Quitter les impasses des habitudes, des identités, des nationalités. Aller au-delà des feux rouges sécuritaires. Des murs identitaires. Quitter la myopie du moi barbelé pour plonger dans l’Intelligence visionnaire du grand Tout. Quitter le piétinement compulsif. Quitter le bavardage concentrationnaire, avancer résolument dans la quiétude du silence. Se savoir appartenir à la terre. Être sûr d’y retourner un jour. Se fondre au paysage. Devenir le  paysage. Être Terre, être humus, être humain.

Marcher c’est prendre le bâton. Prendre le relai des générations antérieures. Prendre la relève de ceux qui sont déjà partis. Fusionner à la mémoire des ancêtres. Marcher c’est aussi pardonner. Faire le ménage, nettoyer le refuge avant de partir, faire place nette à la génération qui suit. Remonter jusqu’à la Source de la Vie. Voir qu’elle est Unique. Que tous les chemins y mènent. Se reconnaître du même Adam, de la même glèbe. Du même Noé, de la même Arche. Du même Moïse, de la même Alliance. De la même veine, du même sang. Se mettre en mouvement. S’émouvoir. Fondre en larmes. Fondre de tendresses. Fondre de gratitudes. Disparaître. Devenir le chemin. Le par chemin.

Om Shanti, Shalom, Salam, Pax.
Arrivés à Cordoue, sur le pont romain, Gabrielle, entourée de Jean-François et André venus de Compostelle
Arrivés à Cordoue, sur le pont romain, Gabrielle, entourée de Jean-François et André venus de Compostelle