Institut recherche jacquaire (IRJ)

A Liège, à quel saint se vouer ? lettre 146


Rédigé par le 15 Octobre 2022 modifié le 18 Octobre 2022
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Cette lettre poursuit un survol rapide de reliques de saint Jacques, éléments majeurs du patrimoine jacquaire européen. Ce survol a été introduit par la présentation dans la lettre 141 de deux points de vue érudits sur la présence du corps de saint Jacques à Compostelle. Le voyage à Compostelle de Marie Mauron et la relation qu’elle donne de son émotion dans la crypte de Compostelle ont fait l’objet de la lettre 142.
Vinrent ensuite des présentations de reliques en Italie et en Angleterre (lettres 143, 144, 145). Cette lettre 146 exploite et met en perspective dans le cadre de ces présentations les recherches d’un grand spécialiste, Philippe George conservateur honoraire du Trésor de Liège.

Liège (Belgique) était, jusqu’en 1795, la double capitale d’un diocèse et d’une principauté dépendant du Saint-Empire romain germanique. L’abbaye bénédictine fondée sous le patronage de saint Jacques en est sans doute le plus beau témoignage, de nos jours encore. La photographie ci-dessous montre son église, merveille flamboyante de Wallonie.
De plus, elle conserve une relique insigne de saint Jacques, une partie d’os d’un cubitus, mise en valeur dans un magnifique reliquaire du XIXe siècle.



Mais quel saint Jacques ?

A quel saint Jacques cette relique aurait-elle appartenu ? La réponse à cette question reste en effet débattue jusqu’à nos jours.
En 2015, le Professeur Pierre Colman, professeur honoraire de l’université de Liège, s’emporta contre la confusion permanente faite entre les deux apôtres et écrivit un long article indigné et provocateur, sous le titre

« Le Majeur et le Mineur.
Dix siècles d’usurpation rampante en l’église Saint-Jacques ».

Et il concluait par cette affirmation fracassante :

« Le Majeur est un usurpateur.
Le patron est le faux frère du Christ,
éclipsé au profit de l’autre ».

P. Colman explique que l’abbaye a été fondée en 1015 et l’église consacrée l’année suivante « sous la protection et le patronage de saint Jacques l'apôtre, frère du Seigneur », frater domini.
Il se demande « pourquoi ? » et il répond : « pour cause de relique assurément ». Il continue ses interrogations : « Pourquoi le silence » autour de cette relique ? Et pourquoi la dédicace est-elle faite le 25 juillet 1030, jour de la fête du Majeur ?
Cet article pose deux questions :
Pourquoi cette indignation alors que les deux apôtres sont couramment confondus sous une appellation commune, « saint Jacques apôtre » ? Et pourquoi passer sous silence le fait que les affirmations contradictoires sont extraites de deux chartes dont il est prouvé qu’elles sont des faux, écrits en 1100 et 1160 ?
Philippe George, lui, parle d’une « équation mathématique difficile à résoudre ».

1056, une relique venue de Compostelle

Au XIIIe siècle le moine historien Gilles d’Orval insère dans sa Chronique (gesta episcoporum Leodiensium) le récit d’un voyage qu’il a lu dans un manuscrit aujourd’hui disparu, écrit entre 1095 et 1112, une cinquantaine d’années après les faits. Et ce récit est considéré comme authentique.
 
En 1056 donc, des moines de l’abbaye Saint-Jacques de Liège sont partis à Compostelle dans le but de rapporter une relique de saint Jacques. L’évêque de Compostelle a d’abord refusé mais le roi, qui était présent, a accepté en invoquant l’utilité politique. Pour satisfaire cette demande, on a alors procédé à l’ouverture de reliquaires sur « deux linges [étendus] sur le pavement de l’église ». Est-ce mauvaise volonté de l’évêque ? « Aucun reliquaire ne contenait d’ossements de l’apôtre ». Alors, dit le texte, le roi envoya chercher une châsse déposée dans sa chapelle personnelle dans laquelle « il brillait une partie nullement négligeable du corps du bienheureux Jacques ». Alors, on donne aux Liégeois « une partie substantielle des vénérables reliques ».
Première remarque, en 1056, si Compostelle conservait un corps de saint Jacques, ce corps était loin d'être entier et intact. Au mieux, il était partagé entre plusieurs reliquaires appartenant soit à la cathédrale, soit au roi. 
Seconde remarque : il n’est jamais fait mention du Majeur, mais seulement de « saint Jacques, beati Iacobi ». Les bons moines n’ont-ils pas été trompés ?

Boîte arabe (Cl. Grand Curtius)
Boîte arabe (Cl. Grand Curtius)
Gilles d’Orval précise qu’il s’agit d’un bras, ou sans doute d’une infime portion d’un bras. Cette hypothèse est confirmée par une découverte exceptionnelle relativement récente étudiée par Philippe George : une minuscule boîte ovale en argent niellé, production espagnole munie de l'inscription d'une bénédiction divine en caractères arabes des Xe-XIe siècles. Il pense qu’il pourrait s’agir de la boîte dans laquelle la relique a été placée mais elle est trop petite pour contenir le fragment actuel. On doit donc chercher ailleurs. 
Malheureusement, Philippe George a constaté que la pénurie des sources textuelles interdit d’aller plus loin.
 
La rédaction de cette relation de voyage date de l’abbatiat d'Etienne le Grand (1095-1112). Il avait en sa possession le certificat d'identification des reliques, rédigé par l'abbé Albert et qui présente tous les caractères d'authenticité. Il entendait en tirer profit pour son abbaye. Des souvenirs transcrits par écrit ou oralement ont dû servir de base au rédacteur du texte. Même s'il y a eu projection latente d'évènements contemporains sur une situation plus ancienne, le récit n'est pas une création purement littéraire.
On peut imaginer que cette relique venue de Compostelle a changé le vocable de l’abbaye mais il ne faut pas oublier qu’en 1030 déjà la dédicace avait été faite le 25 juillet, fête du Majeur.

Et si le « frère du Seigneur » était le Majeur ?

Voyons ailleurs, une donnée supplémentaire jamais prise en compte :
En 1169 à l’abbaye Saint-Laurent de Liège, une chapelle Saint-Jacques est solennellement consacrée. Dans l’autel, l’abbé enferme des reliques des deux saints apôtres Jacques, identifiées par l’inscription qui les accompagnait : 
b(ea)ti Iacobi f(rat)ris Domini / Io(ann)is evv(angelis)te, bti. Iacobi f(rat)ris ei(us).
Saint Jacques frère du Seigneur
et Jean l’évangéliste, son frère.
Le « frère du Seigneur » peut donc être aussi le « frère de saint Jean l’évangéliste », autrement dit le Majeur.
Nous sommes avant le XIIIe où de grands efforts de rationalisation ont été faits dans le catalogue des saints et surtout avant la Contre-Réforme qui a continué le travail. Et à Liège, la distinction entre les deux Jacques ne va pas de soi.
 
 

Le bras reliquaire de Gembloux
Le bras reliquaire de Gembloux
Et encore quand, entre 1175 et 1195, le moine Lambert le Petit écrit l’histoire de son abbaye Saint-Jacques de Liège, il indique que la fondation a été faite au nom de « saint Jacques frère du Seigneur » et il signale sans sourciller, qu'en 1095, l’abbé Etienne le Grand fut l’auteur d’un hymne en l’honneur de « saint Jacques, frère de saint Jean l'Evangéliste ». 
 
Un siècle plus tard, en 1272 à Aire-sur-la-Lys, on retrouve la même assimilation dans la phrase gravée sur le reliquaire de la tête de saint Jacques :  
Beati Jacobi majoris, fratris beati Joannis Evangelistae, cognatique germani domini nostri JC
Saint Jacques le Majeur frère de saint Jean l’évangéliste,
cousin de NS Jésus-Christ
En 1489, Jean de Tournai, bourgeois de Valenciennes, parle encore sans surprise de « saint Jacques le Grand apostre et cousin de Jesuscrist » qu’il voit à Compostelle.

L’abbaye de Gembloux possède elle aussi la relique d’un bras de saint Jacques. Depuis le XVIIe siècle au moins, elle était attribuée au Mineur. Jusqu’à ce que, en 1989, Philippe George découvre dans le Trésor une authentique* inédite datant peut-être du XIe siècle l’attribuant à Jacques le Majeur…

*authentique : texte daté et signé, plus ou moins long, attaché à la relique certifiant son authenticité.
 

Les deux saints Jacques réunis en un même reliquaire

En revanche, le mystère reste entier sur la transformation physique de la relique de Liège, passant de petit fragment à un morceau de bras. Aurait-il été rapporté en 1114 lors d’une visite à Liège d’un chanoine de Compostelle ? On sait qu’il en a apporté de nouvelles pour réaffirmer les contacts entre ces deux diocèses. Le silence des sources se prolonge jusqu’en 1876, lorsque le Doyen Schoolmeesters retrouve, en novembre 1876, le fragment de cubitus « avec les pièces probantes dans la sacristie ». 

C’est à ce moment qu’il décide de réunir Majeur et Mineur dans un même reliquaire. Puisqu’il est entendu que « sa » relique est celle du Majeur, il lui faudrait une relique du Mineur, ce qui mettrait tout le monde d’accord. Elle fut rapportée de Rome en 1888 par Mgr. Doutreloux, évêque de Liège, sans que l’on ne sache rien des modalités de cette trouvaille.

Ce reliquaire est un chef-d’œuvre d’orfèvrerie magnifiquement restauré en 2020 sous la direction de Philippe George.
Sur l'une et l'autre de ses faces, deux phylactères identifient sans conteste saint Jacques le Majeur et saint Jacques le Mineur avec la même invocation :
Sancte Iacobe/Minor/ora pro nobis/
Sancte Iacobe/Maior/ora pro nobis/
Philippe George, a relaté cette belle aventure et, bien sûr, décrit longuement l’objet dans un article paru en 2021 dans le Bulletin de la Société Royale Le Vieux-Liège. Il nous a autorisés à le communiquer aux lecteurs de ces lettres. Nous vous recommandons la lecture de la description détaillée du reliquaire qu'il contient. Il est accessible à partir d'un clic sur la photo ci-dessus.

Nous avons vu à propos de la relique de Reading que, s’appuyant sur l’étude anatomique des reliques qu'elle conserve effectuée au XIXe siècle, la cathédrale de Compostelle a accepté la possibilité que l’os de Liège puisse en provenir.
 
Las ! Imprudence fatale ! Le 8 mai 2017, l’Oxford Radiocarbon Accelerator Unit (ORAU) de l’Université d’Oxford a procédé officiellement à l’analyse d’un fragment du cubitus. Les résultats ont été formels, l’os provient d’un individu décédé au milieu du XIe siècle. Philippe George affirme qu’au contraire l’intérêt de la relique fausse se trouve décuplé. Nous avons souvent constaté que l’intérêt de la relique, vraie ou fausse, ne réside pas dans son authenticité mais dans la force des millions de prières dont elle s’est fait l’intermédiaire entre terre et ciel.
Le cubitus du XIXe
Le cubitus du XIXe

Encore une fausse relique à Rome

« Les reliques de Jacques le Mineur de la basilique des Saints-Apôtres à Rome ne sont pas les siennes ».
Cette information a été publiée le 16 février 2021 dans un article du Figaro Culture En voici un résumé dont je partage les conclusions.
L’analyse effectuée sur le fémur attribué depuis plus d’un millénaire à Jacques le Mineur a révélé que ce fémur n’est pas le sien. Il est celui d’un homme ayant vécu dans les années 214-340, soit deux ou trois siècles plus tard. Là, la première mention date du VIe siècle, en un temps où on exhumait quantité de corps dans des cimetières datant des premiers siècles de la chrétienté. Le but était de transporter ces restes dans les églises nouvellement construites. Là encore, la relique garde toute sa valeur sacrée.

Le pied reliquaire de Namur
Le pied reliquaire de Namur
Aujourd’hui, une relique ne meurt pas d’être fausse, elle meurt d’être transférée dans un musée. Ainsi est morte sainte Foy à Conques, mort le Saint Suaire de Cadouin et mort le pied-reliquaire de Namur, dit aujourd’hui « de saint Jacques ».

Robert Didier, historien d'art, spécialiste de la sculpture et de l'orfèvrerie médiévales, a rédigé la meilleure notice sur ce pied. Elle rappelle qu’il contenait « diverses reliques ». Parmi elles, « un fragment d'os » était signalé par un parchemin d'écriture gothique : s(an)c(t)i Jacobi ap(osto)li de Galicee.

 

Un symbole contemporain : saint Jacques-de-Compostelle

Pourquoi ne pas adopter les usages médiévaux 
et cesser de se poser des questions
auxquelles, de toute façon, il est impossible de répondre ? 

Toutes ces « fausses » reliques des saints Jacques, frère de saint Jean l’Evangéliste, frère du Christ (ou cousin), auteur de l’Epître (tellement lue à Compostelle depuis des siècles) ne se trouvent-elles pas réunies avec celles « du Galicien sans tête » ?
Ce saint Jacques dit « de Compostelle »,
aux reliques aussi improbables que les autres,
est devenu un symbole mondial, au-delà de toute logique.