Institut recherche jacquaire (IRJ)

Routes et chemins de Compostelle


Rédigé par fondation Ferpel le 26 Septembre 2010 modifié le 2 Février 2024
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Compostelle est devenu un phénomène de société présent dans tous les médias. L’année sainte compostellane 2010 a donné lieu à la publication de tant d’articles, émissions de télévisions et fêtes diverses propageant inlassablement les mêmes erreurs qu’il semble utile d’en donner une vision à jour des derniers apports de la recherche historique.
Après avoir rappelé à grands traits l’origine de ce sanctuaire espagnol, cet article montrera comment il est devenu un symbole européen avant que les chemins qui y conduisent ne soient inscrits sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité, sans même respecter les critères de l’UNESCO.



Compostelle une invention galicienne

A partir de 711, l’invasion arabe de toute la péninsule ibérique impose aux royaumes chrétiens du Nord-Ouest (Galice et Asturies) de se défendre. En 718, le roi chrétien Pélage écrase un détachement maure au défilé de Covadonga dans les Asturies, c’est le début de la Reconquista, longue lutte qui ne s’achèvera qu’en 1492 avec la prise de Grenade par les Rois catholiques.
Vers 780, saint Jacques fut présenté comme patron de l’Espagne par un écrit de Béatus de Lllebana, moine d’un monastère des Asturies. Comme l’a écrit Victor F. Freixanes, « l’occident chrétien, menacé à l’époque par l’Islam, puissance de l’orient, qui déployait son discours et sa vision du monde de Byzance à Cordoue et de Perse en Mauritanie, avait besoin d’une Jérusalem de l’Occident ». Le patronage d’un apôtre se révéla bien nécessaire pour galvaniser les défenseurs chrétiens. C’est au début du IXe siècle qu’apparaissent les premiers récits de la Translation de son corps après son martyre en Palestine, rapporté par les Actes des apôtres. S’il y avait un corps, il fallait un tombeau. Ces récits sont suivis dans la première moitié du IXe siècle par la découverte miraculeuse de son tombeau. Sur le lieu de cette découverte est construite une première église, plusieurs fois reconstruite et agrandie qui devint le sanctuaire, but du pèlerinage contemporain. Mais pourquoi saint Jacques ?
Parce que, selon le Nouveau Testament, Jésus a envoyé ses apôtres évangéliser les nations jusqu’aux extrémités de la terre et que l’apôtre évangélisateur de l’Occident aurait été saint Jacques. Aucun texte ne le dit explicitement mais l’Espagne le revendique, depuis le VIIe siècle, sur la base de documents lui attribuant l’évangélisation de l’Hibérie, nom qui désignait aussi l’Irlande. Quoi qu’il en soit de la réalité historique, il existe une réalité légendaire à laquelle un grand nombre ont adhéré et qui reste très vivante aujourd’hui. Histoire et légende sont étroitement mêlées.
Faite d’éléments épars, cette légende a été consignée dans un manuscrit du XIIe siècle que conserve la cathédrale de Compostelle, connu sous le nom de Codex Calixtinus. Ce manuscrit a été très peu utilisé et recopié à quelques exemplaires seulement. Par contre un de ses éléments a été très connu en Europe. Il s’agit de la Chronique de Turpin, racontant la légende de Charlemagne.
Grâce à la légende de Charlemagne, Compostelle était inscrit dans l’imaginaire collectif occidental. Les rois de Castille, comme les rois de France se rêvaient successeurs du grand empereur. Le musée du Louvre conserve le sceptre du roi Charles V, encore utilisé par Charles X, dont le pommeau représente trois scènes de cette légende.

 

Le plus célèbre des pèlerinages à saint Jacques

 
Au Moyen Age, l’apôtre Jacques le Majeur, vénéré à Compostelle, était considéré comme rédacteur de l’Epître de Jacques, document retenu par l’Eglise dans le Nouveau Testament. Cette Epître recommande de faire une onction aux malades, accompagnée de prières. De là est née une dévotion particulière à saint Jacques au moment de la mort. Ainsi, Saint Louis mourant se recommanda-t-il à « Monseigneur Saint-Jacques ». Cette dévotion s’exerçait dans de très nombreux sanctuaires dont certains, comme Toulouse ou Angers prétendaient eux-aussi posséder un corps entier de saint Jacques. Dans chacun de ces sanctuaires était racontée la légende de saint Jacques et celle de Compostelle. Ces dévotions contribuèrent à faire connaître le sanctuaire galicien à de nombreux pèlerins de saint Jacques qui n’ont jamais été pèlerins de Compostelle. L’exemple de Charlemagne incita en revanche la chevalerie européenne à participer à la Reconquista et sans doute certains de ces combattants chrétiens furent pèlerins de Compostelle.

La naissance des chemins de Compostelle

Le Camino francés
Souvent appelé à tort chemin français, le Camino francés est l’itinéraire qui traversait le Nord de l’Espagne, reliant la Navarre à l’Atlantique par le Sud des monts Cantabriques. Longtemps menacé par les incursions sarrasines, cet itinéraire a été emprunté par les Francs venus du Nord de l’Europe, pour repeupler la région libérée de l’emprise musulmane et incités par les zones franches développées par les rois de Navarre, zones dont les noms de certaines localités conservent le souvenir. Tous ces immigrés ont-ils fait le voyage à Compostelle pour vénérer l’apôtre avant de revenir s’installer un plus à l’Est ? L’histoire n’en conserve pas de traces mais ils ont contribué à grossir le nombre de pèlerins et à faire du Camino francés, chemin des Francs non pas un chemin de peuplement mais un chemin de pèlerins.
Les chemins français
Il est dit couramment aujourd’hui qu’il y a quatre chemins en France pour aller à Compostelle, ayant pour point de départ Tours, Vézelay, Le-Puy-en-Velay et Arles. L’institut géographique national a même édité une carte de ces chemins. Qu’elle en est l’origine ? En 1882 un jésuite, le père Fita, édita (en latin) le dernier Livre du Codex Calixtinus. Ce Livre commence ainsi :
« Quatre chemins vont à Saint-Jacques ; ils se réunissent à Puente la Reina ... » ; ces chemins sont définis par les noms des villes ou sanctuaires qu’ils traversent : 1- Saint-Gilles, Montpellier, Toulouse, le port d'Aspe.2- Notre-Dame du Puy, Sainte-Foy de Conques, Saint-Pierre de Moissac. 3- Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay, Saint-Léonard en Limousin, Périgueux. 4- Saint-Martin de Tours, Saint-Hilaire de Poitiers, Saint-Jean d’Angély, Saint-Eutrope de Saintes, Bordeaux . Ces trois derniers se réunissent à Ostabat pour traverser les Pyrénées au port de Cize et rejoindre à Puente-La-Reina le premier chemin." A partir de Puente la reina il n'y a qu'une voie ».
Dès qu'il fut connu, il a été utilisé pour tracer des itinéraires en reliant entre eux les sanctuaires qu'il cite. Une des premières cartes a été tracée pour l'Aquitaine par Alexandre Nicolaï qui écrivait néanmoins en 1897 dans Monsieur saint Jacques de Compostelle :
« au sujet des chemins de Saint-Jacques il sera peut-être oiseux pour l’avenir de chercher à compléter davantage le réseau … ce sera sans grand intérêt car on ne fera que reconstituer le réseau des communications pendant le Moyen Age ».
Malgré cet avertissement le tracé d’hypothétiques chemins de pèlerins médiévaux n’a pas cessé. Tout ce qui portait le nom de Saint-Jacques, croix, églises ou chapelles, hôpitaux a été considéré comme une balise sur un chemin de Compostelle. Personne avant Denise Péricard-Méa, dans sa thèse d’histoire soutenue en 1996 , n’a pensé à prendre en compte l’existence des pèlerinages locaux, origine de la plupart de ces patronymes. En France un artiste ingénieux a fait une très jolie carte de ces chemins, doublement fausse car elle ne représente pas des chemins réels et de plus a été datée de façon fantaisiste de 1648. Elle a néanmoins été vendue pendant des années par les boutiques des musées nationaux. Seule la Bibliothèque nationale de France a refusé de la reconnaître comme reproduction d’une carte authentique.
Cet engouement pour les chemins a été renforcé par la traduction française en 1938, de l‘édition du Père Fita sous le titre de Guide du pèlerin. Ce titre a fait le succès de l’ouvrage publié sans que sa traductrice ne se préoccupe de savoir si l’auteur avait réellement cherché à éditer un guide pour les pèlerins. Les recherches les plus récentes montrent au contraire que ce Livre n’a pratiquement pas été connu. Il n’a été copié qu’à moins de dix exemplaires. Très proche de la Chronique d’Alphonse VII, il témoigne de la volonté du roi Alphonse VI d’annexer la grande Aquitaine. Il peut être considéré comme une invitation aux princes aquitains dont les grands sanctuaires sont cités à lui faire allégeance à l’occasion de son couronnement. 
C’est à partir des années 1970 que des chemins de pèlerinage ont été ouverts en France à l’initiative du Comité National des Chemins de Grande Randonnée, devenu Fédération Française de la Randonné (FFRP). Le premier fascicule ronéoté parut en 1972. Il concernait le premier tronçon de ce qui est devenu le GR65 au départ du Puy. Actuellement la FFRP commercialise neuf topo-guides de chemins de Compostelle en France. A côté de ces itinéraires balisés et entretenus par cette association, fleurissent chaque année des variantes et bretelles dessinés au gré de fantaisies locales ou d’intérêts commerciaux.

Des chemins français aux itinéraires européens

L’histoire contemporaine des chemins européens de Compostelle commence en 1982 lorsqu’une association galicienne, Los amigos de los pazos, (Les amis des châteaux) demande au conseil de l’Europe :
« de reconnaître le Chemin de Saint-Jacques comme un «bien culturel commun de l'Europe» en raison de la richesse de son patrimoine artistique des valeurs spirituelles qu'il incarne et du fait qu'il a constitué un des premiers éléments de communication entre les peuples d’Europe »
Cette demande fut examinée par la Commission de la culture du Conseil qui conclut en 1984  en recommandant en particulier :
« d'encourager une coopération entre les Etats membres destinée à préserver conjointement les itinéraires internationaux de pèlerinage - par exemple une action concertée en vue de faire figurer les itinéraires les plus significatifs et leurs monuments sur le Répertoire du patrimoine mondial de l'UNESCO »
Mais trois ans plus tard, les itinéraires de pèlerinages étaient oubliés au profit d’un seul, les chemins de Compostelle. Une déclaration officielle proclamée à Compostelle en octobre 1987 les définit comme " premier Itinéraire culturel européen ". L’influence des représentants espagnols à Strasbourg et le lobbying des associations de pèlerins, influencées par René de La Coste-Messelière et la Société des amis de saint Jacques créée à Paris en 1950, avait réussi à éliminer les autres sanctuaires au profit de la Galice.
Il fallut cependant attendre 1996 pour que le Conseil de l’Europe fasse publier un guide routier, faussement intitulé Guide européen des chemins de Compostelle , étendant à huit itinéraires européens les quatre chemins français, auxquels était ajouté un chemin portugais. Bien que promu par une institution renommée, ce guide est bourré d’erreurs et ne saurait être recommandé. Il a cependant sa place dans l’histoire contemporaine des routes et chemins de Compostelle.

De l’itinéraire culturel au Patrimoine mondial

Le conseil de l’Europe avait recommandé aux Etats membres « une action concertée en vue de faire figurer les itinéraires les plus significatifs et leurs monuments sur le Répertoire du patrimoine mondial de l'UNESCO ». Mais il n’en a pas été ainsi. Dès 1993, l’Espagne obtenait l’inscription sur la liste du Patrimoine mondial « d’un paysage culturel linéaire continu qui va des cols des Pyrénées à la ville de Saint-Jacques-de-Compostelle ». Outre 166 villes ou villages et plus de 1800 bâtiments, a été inscrite une bande de trente mètres de part et d’autre du chemin. L’examen du dossier fourni par l’Espagne et des justifications retenues par l’UNESCO sort du cadre de cet article. Leur étude critique complète reste à faire. Il est à noter que les experts de l’UNESCO avaient à cette époque émis des doutes sur l’authenticité de l’intégralité du bien naturel proposé par l’Espagne, ce qui n’a pas empêché l’inscription. Les critères applicables à un bien naturel sont en effet très restrictifs et ceux qui ont connu le Camino francés en 1982 ne peuvent pas imaginer qu’il y répondait en 1993.

Les chemins en France y répondaient encore moins mais ils ont néanmoins été inscrits au Patrimoine mondial en 1998 grâce à un subterfuge. La France a proposé en 1997 l’inscription de 71 monuments censés être représentatifs du pèlerinage et de 7 tronçons du chemin du Puy. Parmi les 71 monuments figure un dolmen dont le lien avec Compostelle n’apparaît pas évident. L’inscription de ces éléments disparates a fait l’objet d’un livre récent  qui analyse les dossiers d’inscription et montre que le subterfuge a consisté à considérer cet ensemble comme « un Bien unique dénommé Chemins de Compostelle en France » .
Ainsi la France n’a-t-elle pas perdu la face vis-à-vis de l’Espagne. « De quoi aurions-nous eu l’air ? » nous a dit une personne proche du dossier. Cette inscription injustifiée a des retombées bénéfiques : les touristes venus de pays lointains sont attirés par le label que constitue l’inscription, des journalistes s’intéressent à de petites communes qui sans cela seraient restées méconnues, certaines en profitent pour obtenir des subventions qu’elles n’auraient peut-être pas eues sans cette reconnaissance prestigieuse. D’autres s’en moquent …

Compostelle répond aux besoins de la société contemporaine

Les chemins de Compostelle sont donc devenus une réalité contemporaine. Ils répondent aux contraintes de la société en quête de spiritualité et en butte à un individualisme croissant. Compostelle est moins loin que Katmandou qui a un temps répondu au besoin d’évasion mais offre infiniment plus. Parcourir les chemins à pied c'est s'offrir un espace de liberté, de recherche de soi, de retour à la nature, d’évasion, de quête spirituelle et de contacts humains absents des relations habituelles. L’Eglise l’a compris et met en place une pastorale du chemin.
Beaucoup s’y engagent simplement parce qu’ils ont été attirés par l’intense publicité développée par la Galice en particulier à l’occasion de chacune des années saintes. Cette publicité est relayée par les associations de pèlerins, les offices de tourisme, les divers organismes commerciaux qui de plus en plus nombreux vivent du pèlerinage. Les représentants de l'Eglise les plus qualifiés n'hésitent pas non plus à travestir l'histoire pour servir des intérêts économiques locaux.
Le succès du livre d'Alix de Saint-André est tout à fait significatif de la place prise par Compostelle dans la société contemporaine. Il contribue à alimenter l'imaginaire et à faire rêver. L'auteur dans certaines interviews prétend malheureusement faire oeuvre d'historienne. Son livre a sa place dans l'histoire du pèlerinage contemporain dont il décrit bien les aspects folkloriques enracinés dans un vieux fond religieux. Il n'apporte rien à l'histoire de Compostelle dont la plupart des pèlerins se moquent tout en la racontant parce qu'ils ont besoin de rêver.
L’année sainte 2010 va sans doute marquer un pic de fréquentation. Qu’en sera-t-il d’ici la prochaine qui ne sera qu’en 2021 ?