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Qui est le « vrai » duc d’Aquitaine ? lettre 129


Rédigé par Denise Péricard-Méa le 19 Février 2022 modifié le 21 Février 2022
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La complainte de don Gaiferos correspond à l’idée que le XIXe siècle se faisait d’un pèlerinage médiéval. Il était alors impensable que le duc d'Aquitaine ait pu voyager en grand appareil.
En effet, le « vrai » duc Guillaume X d'Aquitaine ne correspond en rien à ce portrait.



Complainte de Don Gaiferos de Mormaltán

Lorsque Manuel Murguia a créé La complainte de don Gaiferos1, il imaginait le duc d’Aquitaine comme un vieil homme repenti venu en pénitent à Compostelle. 

Guillaume, un prince belliqueux et fantasque

Né en 1099 à Toulouse, Guillaume X a succédé à son père Guillaume IX, le Troubadour, en 1126. Il avait 27 ans et n’avait rien du troubadour : un géant qui mangeait comme huit, beau garçon, séduisant et redoutable guerrier, querelleur et batailleur dans l’âme. L’historien Alfred Richard constatait en 1900 que malheureusement « son intelligence n’avait pas suivi le développement de son corps », ce que personne n'a infirmé.
On est au temps des princes indépendants qui n’obéissaient plus au roi de France et se querellaient entre eux pour des possessions territoriales.
Non content de batailler contre les seigneurs, Guillaume avait pris parti pour Anaclet, un opposant au pape Innocent II. Sa reddition a eu lieu en 1135, devant l’église du prieuré de Parthenay-le-vieux où saint Bernard célébrait la messe. Se retournant vers les fidèles au moment de la communion, il aperçut Guillaume qui assistait à la messe dehors, en tant qu’excommunié. Il se dirigea vers lui en lui disant solennellement : 

Conversion de Guillaume, musée de Valenciennes saint Bernard et le duc (Pepyn)
Conversion de Guillaume, musée de Valenciennes saint Bernard et le duc (Pepyn)

« C’est ton Dieu qui vient à toi, tu n’auras pas le courage de le mépriser, comme tu as méprisé tes serviteurs ». 

Stupéfaction, le géant est pris d’un terrible tremblement et s’écroule. On le relève mais il tombe de nouveau,

« en proie aux plus affreuses convulsions ».


Saint Bernard lui ordonne de se relever et de se soumettre. Ce qu’il fit séance tenante.

L’imposant tableau ci-contre, au musée des Beaux-Arts de Valenciennes, date du début du XVIIe siècle. Très réaliste, il fut présenté à cette époque comme un modèle de conversion.

Le pèlerinage et la mort à Compostelle

Reddition n’a pas été conversion. En 1136, Guillaume X a encore saccagé la Normandie avant de décider de partir à Compostelle. Il a aussi décidé de se fiancer avec Emma, la fille du vicomte Aymard de Limoges, ce qui a vivement contrarié les seigneurs de Limoges, l’accusant de vouloir faire main basse sur le Limousin.
Le bon moine franco-anglais Orderic Vital2 pense qu’il est parti en repenti : 

« Guillaume duc de Poitiers, se souvenant des maux qu'il avait commis jadis en Normandie, poussé par le repentir, partit en pèlerinage pour Saint-Jacques ». 

Aujourd’hui, les spécialistes s’accordent à penser que ce voyage avait un but politique ; la sœur de Guillaume avait épousé Ramire II d’Aragon, en difficulté à ce moment. Il est possible qu’il soit allé chercher des appuis auprès du roi de Castille et de l’archevêque de Compostelle, Diego Gelmirez. 
Rien ne s’est passé comme prévu, et le duc est mort le Vendredi Saint 9 avril 1137 à Saint-Jacques-de-Compostelle, ou juste avant d’y arriver. Les chroniques de l’époque ont été plusieurs à relayer l’information. 

D’après la chronique de Saint-Maixent :

Il « mourut lors d'un pèlerinage à Saint-Jacques en Espagne. Il fut dignement enseveli dans l'église du même apôtre par l'archevêque de l'endroit ».

Orderic Vital affirme qu’il « communia et mourut vénérablement devant l'autel du bienheureux apôtre ».

Geoffroy de Vigeois, moine à Limoges, se réjouit explicitement de cette mort qui serait due à une intervention de saint Martial (le saint patron de Limoges).

« Ce rapt aurait été la cause de grands malheurs pour Limoges, s'il ne fut mort peu de temps après à Saint-Jacques de Galice, grâce à l'intercession de saint Martial ».

En effet, en l’absence de Guillaume, un des seigneurs de Limoges avait profité du départ du duc pour enlever Emma et l’épouser illico, ce dont Guillaume n’aurait pas hésité à se venger dès son retour.

Les suites de la mort de Guillaume

Mort du duc, BnF. Grandes chroniques, ms fr 2602 fol.229v°
Mort du duc, BnF. Grandes chroniques, ms fr 2602 fol.229v°

Il est normal que le décès de ce grand prince, membre de la famille des ducs de Bourgogne très présents à Compostelle, soutien inconditionnel du roi Alphonse VII (comme l’a été son père), soit enterré par l’archevêque Diego Gelmirez et qu’on lui fasse l’honneur de l’enterrer dans l’église. 
Il est venu avec sa suite, qui l’a assisté pendant sa courte maladie. Ceux qui l'accompagnaient ont transmis ses dernières volontés au roi Louis VI, qui les reçut en Picardie dans son château de Béthisy-Saint-Pierre.

Les Grandes chroniques de France dont est extraite l’image ci-dessus3, s’en font l’écho :

« ils lui annoncèrent que ce duc, parti pour un pèlerinage à Saint-Jacques, était mort en chemin ; mais qu’avant de se mettre en route, et même lorsqu’il y était et se sentant mourir, il lui avait de sa propre volonté légué sa fille, la très noble demoiselle Eléonore, non encore mariée, ainsi que tout son pays. ».


On était au début de juin 1137. On peut remarquer que les messagers ne se sont pas pressés de transmettre le message. Certes, les cérémonies à Compostelle ont certainement duré un certain temps et le chemin était long de Compostelle à la Picardie, mais il est probable qu’ils ont passé un grand moment en Aquitaine pour s’assurer qu’aucun grand seigneur ne s’opposerait à ce mariage d’Aliénor avec le jeune Louis VII, le futur roi de France.
Et il est clair que le roi n’avait aucune raison de refuser ce cadeau inattendu ! Dorénavant, l’Aquitaine passait dans le domaine royal. Le mariage a été célébré à la cathédrale de Bordeaux (image ci-contre) le 25 juillet de cette même année 1137, et le roi Louis VI mourait le 1er août.

La mémoire du duc d'Aquitaine en Espagne

Si Guillaume X n’a pas hérité des qualités poétiques de son père, il a eu au moins un admirateur, le poète troubadour Marcabru5qu’il a admis à sa cour. Celui-ci était du genre troubadour guerrier, ayant lui-même combattu en Espagne. `La mort de Guillaume fut un déchirement pour ce poète qui perdait son protecteur et son emploi :

« Seigneur, en ton lavoir donne repos à l’âme du comte, et ici-bas, que le Seigneur protège le Poitou et Niort ».

Dans un de ses poèmes il écrivait, en parlant du duc :

« si la seigneurie de Gironde monte, elle montera encore davantage, pourvu qu’elle songe à confondre les païens ».

En effet, le roi Alphonse VII de Castille recherchait son alliance pour organiser une croisade contre les Maures.
Il s’était autoproclamé empereur et avait obtenu l’accord, entre autres, de toute la chevalerie gasconne et languedocienne. En juin 1135, il avait reçu la couronne impériale, à Léon sous les acclamations des seigneurs venus depuis l’Ebre et les Pyrénées « jusqu’au Rhône ». A tous, il avait promis des terres, espérant leur aide pour la Reconquête.
Le Livre V du Codex Calixtinus, devenu au XXe siècle le fameux Guide du pèlerin, aurait été composé à cette occasion, pour leur indiquer la route.

 

A la mort de son protecteur Marcabru, désepéré, partit en Espagne, où il fréquenta plusieurs cours, dont celle d’Alphonse VII.
Est-ce par son intermédiaire que Guillaume est entré dans la légende espagnole ?

Y a-t-il même eu un lien autre que dans la tête de Manuel Murguia ?

Le seul lien, bien ténu, que l’on puisse faire entre don Gaiferos et Compostelle est dans la Chronique de Turpin  où est cité Gaiferus rex Burdegalensis, Gaifier, roi de Bordeaux…
Manuel Murguia, l’auteur, a emporté dans sa tombe le secret de son inspiration. Il en reste que sa complainte est l’une des plus chantées en Galice :
https://www.youtube.com/watch?v=9paNYD0mz4o
 
On dit qu’aujourd’hui encore certains pèlerins arpentent la nef de la cathédrale dans l’espoir d’y trouver un indice pour localiser la tombe de Guillaume. 

Notes

1- Traduction Elvire Torguet réalisée à partir de la version espagnole de la complainte soi-disant populaire, publiée par Don Manuel Martínez Murguía, mari de Rosalía de Castro, grande poétesse de langue galicienne du XIXe siècle. Manuel M Murguía serait, selon toute vraisemblance, l'auteur de la version galicienne.
C'est la ponctuation espagnole qui m'a guidée et qui se justifie par le fait que c'est censé être une complainte populaire genre fait divers en vers. Par exemple les traducteurs de Federico Garcia Lorca respectent sa ponctuation en Français.
2 - Dans son Histoire ecclésiastique.
3 - Londres, British Library, Grandes chroniques France, MS 16 G VI, fol. 313v° (1332-1350).
4 - BnF, Grandes Chroniques de France, ms.fr. 2606 fol.229v°, XVe siècle.
5 - BnF, Recueil de chansonniers provençaux (1250-1300) ayant appartenu à Pétrarque ms. fr. 12473, fol.102 Marcabru.