Institut recherche jacquaire (IRJ)

Le miracle de Tudején, lettre 134


Rédigé par Julio Donlo Fernández le 2 Mai 2022 modifié le 2 Mai 2022
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L'article de cette quinzaine est signé par Julio Donlo Fernández, écrivain, membre de l'association des pèlerins d'Estella. Il nous laisse espérer d'autres contributions de pèlerins espagnols dans le cadre de l'association de l'IRJ avec la Fédération espagnole des amis des chemins de Santiago.
Traduction de Elvire Torguet.
La version originale de l'article sera publiée ultérieurement.



Un miracle dans les eaux thermales

Le miracle de Tudején occupe une place particulière dans le Codex Calixtinus, chapitre II du Livre I, qui contient un sermon attribué au pape Calixte II visant à exalter la fête de saint Jacques. Ce miracle est le premier d’une série de cinq miracles appelés « vindicatoires » parce que saint Jacques punit sévèrement les fautifs. Les quatre autres se situent, le premier à Albi (?), Ies deux suivants près de Besançon et le dernier à Montpellier.
 
Il s'agit d'une défense catégorique de la vénération que l'on doit à la fête du 25 juillet. Il convient de noter que jusqu'à la fin du XIe siècle, l'église espagnole célébrait la fête de saint Jacques le 30 décembre, qui commémore le transfert de ses reliques. Ici le Codex Calixtinus veut imposer la date qui est celle du rituel romain que le pape cherche à imposer en Espagne. 
 

Eaux thermales de  Tudején
Eaux thermales de Tudején


« En Espagne, près de Tudején, un paysan battit du blé sur son aire tout le jour de saint Jacques. Le lendemain soir, il se rendit dans un bain magnifique qu’avaient fait jadis les Sarrasins à proximité du château.

Comme il était dans son bain, la peau de son dos, des épaules aux reins, demeura attachée aux parois de la baignoire et, en présence de tous les spectateurs, il rendit l’âme pour avoir transgressé une si grande fête ».
 


Tudején

Carte de1140
Carte de1140
Cette carte de 1140 montre l'emplacement de Tudején qui n'existe plus aujourd'hui. Il a été dépeuplé au début du XIIIème siècle. Les quelques vestiges du village et du château se trouvent dans la municipalité de Fitero (Navarre) et à l'ouest de son centre urbain, à côté de La Rioja.

Des bains arabes de Tudején, il reste leur prolongement dans les actuels Baños de Fitero (bains de Fitero). Un établissement thermal moderne qui tire parti des affleurements volcaniques d'eaux thermales à 38 degrés.

L'enclave de Tudején était à cette époque un village de Maures et de Mozarabes qui ne célébraient pas la Saint-Jacques, précisément parce qu'ils étaient en train de battre le blé. C'est pourquoi le Codex nous livre un récit social très précis et y ajoute une description aussi concise qu'exacte du bourg, du château et des bains arabes qui y existaient. 
En d'autres termes, le moine qui transfère la chronique à Compostelle est très bien renseigné et en a foulé le sol. Et l'église de Compostelle lui a très bien emboîté le pas, tant sur le plan de la stratégie que de l'intérêt, comme nous le verrons.
 

Pourquoi ce miracle sans lien avec Compostelle ?

Ruines du château de Tudején
Ruines du château de Tudején

À première vue, il s'agit d'un miracle rare dont l'emplacement est anodin, en dehors de toute route de pèlerinage. Car Tudején était au XIIe siècle une petite ville, à la limite orientale de la vallée de l'Ebre, frontière du royaume de Castille avec les royaumes de Navarre et d'Aragon.
Tudején avait peut-être une valeur stratégique, mais elle n'avait pas la moindre signification jacquaire.
À ce stade, la question que nous devons nous poser est double :
1) Pourquoi a-t-on choisi ce lieu perdu sur la carte appelé Tudején ?
2) Quelles raisons ont pu pousser l'anonyme moine clunisien et français à porter ce lieu de Tudején à l'attention de l'église de Compostelle ?
Eh bien, Tudején apparaît dans la littérature jacquaire en 1134, à la mort d'Alphonse Ier, roi de Pampelune et d'Aragon, dont le testament dit textuellement : 

"Je fais aussi donation à Saint-Jacques de Galice, de Calahorra, Cervera et Tudején avec toutes leurs appartenances".

Le testament dispose de lieux qui n'appartenaient pas à son royaume, même s'il en conservait la suzeraineté en raison de son mariage failli avec Urraca de Castille. Il est logique de penser que l'Église de Compostelle, à l'époque, ait manifesté un intérêt pour ces places castillanes mises à sa disposition.
 

L'hypothèse d'un nouveau chemin

Dans les années 1920 le français Prosper Boissonade et dans les années 1970 le suisse André de Mandach ont insisté sur l'idée qu'un nouveau chemin de pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle devait être ouvert ici, sautant de la vallée de l'Ebre à la Meseta. Cela n'est absolument pas documenté. Ce chemin de Saint-Jacques suivait la rive droite de l'Ebre en passant par Saragosse, Tudela et Calahorra. Sa dérivation vers la Meseta se faisait à Gallur par la vallée du Huecha en suivant Magallón, Borja, Tarazona et Ágreda.

Compostelle Patriarcat occidental ?

Mais il se peut qu'il y ait eu un autre intérêt pèlerin, d'une plus grande portée, qui est la considération de Compostelle comme Patriarcat occidental et c'est dans ce sens que le Codex nous dit dans le Livre IV, chapitre XXXIV de la Chronique de Turpin.

“Un office des morts, la vigile et la messe de Requiem, avec le propre des obsèques et des heures, doivent être célébrés partout, non seulement en faveur des soldats défunts de Charles, mais encore pour tous ceux, qui depuis le temps de Charlemagne jusqu’à aujourd’hui, ont subi le martyre en Espagne ou près de Jérusalem pour la foi du Christ".

Cette citation relie la Croisade espagnole et la Croisade en Terre Sainte. L'intention du Calixtinus s'inscrit dans l'esprit de croisade d'Alphonse Ier. Car si d'un côté il donne sa seigneurie de l'extrême Est de la Castille à Saint-Jacques, de l'autre il fait des ordres militaires de Jérusalem (Temple, Hospitaliers et Saint-Sépulcre) les héritiers de ses royaumes privés.
C'est l'intérêt qu'il y avait à l'époque à relier Santiago à la Méditerranée pour se rapprocher de l'objectif d'une Jérusalem libérée en 1099. C'est ainsi que
Tudején devient un jalon jacquaire par le testament d'Alphonse Ier sans être situé sur le chemin de Saint-Jacques.
L'Église de Compostelle en a pris connaissance et l'a suivi avec un intérêt légitime à partir de 1134. Jusqu'à quand ?
Et bien, jusqu'à ce que le conflit testamentaire soit résolu, car il s'agissait d'un testament farfelu qui n'a satisfait personne et a nécessité des négociations et des compensations sous la médiation du pape.

Dans le cas de Tudején, à partir de 1140, le roi de Castille accorde sa protection à une communauté de moines qui vient s'y installer sous le nom de Santa María de Niencebas. 
Ce monastère de Notre Dame de Niencebas a eu une existence provisoire. Les moines choisirent un site plus fertile sur les rives de la rivière Alhama et construisirent un second monastère à Fitero, dont l'église fut consacrée en 1248. Cette église est toujours conservée comme église paroissiale de la ville de Fitero (Navarre).
Cette protection a été confirmée en 1147 par une bulle papale qui attribuait ce nouveau monastère à l'ordre cistercien, et son abbé Raymond a participé au Chapitre Général de l'ordre cistercien cette année-là. Dès lors, le monastère, le bourg et même le château de Tudején sont rattachés au nouveau monastère cistercien de Fitero, construit à proximité.

Carte actuelle
Carte actuelle
En comparant la carte de 1140 avec la carte actuelle, on constate que la majeure partie du territoire castillan de Tudején et de Santa María de Niencebas a été absorbée par le monastère de Fitero, qui est à son tour passé au royaume de Navarre à la fin du XIVe siècle.

Et nous devons en conclure deux choses :
1) Qu'un moine anonyme a servi de lien entre Tudején et Santiago pour en donner des nouvelles et aussi pour faire connaître le miracle qui nous occupe.
2) Que la date à laquelle il s'est rendu dans cette enclave doit se situer entre 1134 et 1147, délai maximal de durée du litige testamentaire. On pourrait même supposer que le conflit a été résolu en 1140 avec le privilège royal, même si l'on sait que c'est la déclaration papale qui le rendra définitif.

Pour terminer

Le Codex Calixtinus est un texte extrêmement minutieux dont il convient d'analyser tous les détails. Il nous le dit dans l'introduction, comme lettre de Calixte II : 

« Les autres choses, qui sont dans les livres historiques suivants, je les ai vues de mes propres yeux, ou je les ai trouvées dans des livres, ou je les ai apprises de relations fiables et je les ai faites miennes ».


Julio Donlo Fernández, écrivain.
 
Les passages du Codex Calixtinus sont repris de la traduction française de Bernard Gicquel, La légende de Compostelle, Paris, Tallandier, 2003.