Institut recherche jacquaire (IRJ)

La recherche historique « à la Tarzan », étape n° 110-1


Rédigé par Denise Péricard-Méa le 25 Mai 2021 modifié le 25 Mai 2021
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Talmont, Sorde, Soulac, autant de lieux de pèlerinage oubliés qui ont axé leur renouveau touristique en s’appuyant sur celui de Compostelle. Ils ont emboîté le pas du Puy et de Conques où la Vierge et sainte Foy « ne faisaient plus recette ».
Et ils ont été suivis par d’innombrables lieux qui se sont auto-proclamés « étape sur le chemin de Compostelle » sans autre justificatif que leur propre persuasion.

Comment leur en vouloir alors qu’en 1987 le Conseil de l’Europe faisait des chemins de Compostelle le premier « Itinéraire culturel européen » et qu’en 1998, l’Unesco inscrivait comme un « Bien » unique « les chemins de Compostelle » sur la liste du Patrimoine mondial ?
Pour profiter de cette manne, il suffisait de « tricoter » une histoire à partir de rien et de la faire passer pour vraie à l’aide de présupposés péremptoires.



Une analyse courtoise mais impitoyable

En 1880, en une époque où fleurissaient, dans tous les domaines, ces histoires « romantiques » un prêtre professeur de rhétorique au séminaire de Bordeaux, l’abbé Deydou (1837-1909) a critiqué avec autorité la manière dont elles étaient écrites. 
Il l’a fait à propos de la seconde édition d’un livre sur sainte Véronique publié en 1865 par le curé de Soulac, l’abbé Mezuret, non pas sur Compostelle (qu’il ignorait totalement), mais sur l’historicité de sainte Véronique.
L’abbé Deydou répondait à une demande de la Revue catholique de Bordeaux. Il commence sur un ton qui n’annonce pas une approbation sans réserve.
 
La recherche historique « à la Tarzan », étape n° 110-1

Une leçon magistrale de l’abbé Deydou

« Il y a quelques années, peu après la résurrection inattendue de l'antique église de Soulac parut, à Lesparre, un livre fait peut-être un peu à la hâte qui racontait l'origine et l'histoire de ce vénérable monument.

On y traite la question si obscure de nos origines chrétiennes et on y résume, en les discutant d'une façon indulgente, les vieilles chroniques bordelaises et bazadaises et nombre de documents relatifs à l'apostolat de saint Martial et de sainte Véronique chez nos aïeux ». 


L’abbé Deydou se déclare bien embarrassé, ne pouvant refuser la demande. Avec une exquise politesse, il explique qu’il n’a pas les compétences pour juger de la réalité historique de sainte Véronique : 

« Apprécier des oeuvres de ce genre et de cette importance n'est pas de la compétence de tous. Il ne nous en coûte nullement de nous récuser nous-mêmes pour cause d'insuffisance.

Cependant nous ne pouvons répondre par une fin de non-recevoir à la demande qu'on nous fait d'annoncer ce livre. Outre que ce serait peu fraternel et qu'il convient de témoigner à l'auteur le plaisir qu'on a éprouvé à le lire, il est juste de rendre hommage au talent d'exposition dont il fait preuve, à son érudition si variée, à l'habileté de la mise en œuvre… »


Mais le ton change, au milieu d’une phrase, sans avoir l’air de rien

« … aux ingénieuses inductions à l'aide desquelles il franchit les intervalles et comble les lacunes. Car, il faut bien le dire, quand on cherche à reconstituer l'itinéraire des premiers prédicateurs de la foi, souvent le sol manque sous les pas pour passer d'un point solide à un point solide ;

on n’a d'autre ressource que de se suspendre à une branche, s'il s'en trouve à portée de la main, et de s'élancer lestement à travers l'espace. »

Extrait du commentaire de Deydoux donnant l'image de Tarzan
Extrait du commentaire de Deydoux donnant l'image de Tarzan

Comment « travestir » l’histoire

Tarzan n’est pas encore né, mais le voici déjà, vêtu de la soutane d’un historien acrobate… Autrement dit,
l’abbé Mezuret n’hésite jamais à relier entre eux des textes qui n’ont rien en commun. 
Dans la foulée, l’abbé Deydou lance une seconde flèche : ce sont des procédés utilisés par les anticléricaux, n’hésitant pas à évoquer le scandale provoqué par La vie de Jésus publiée par Ernest Renan en 1863.

« Déclarons ouvertement notre pensée. Il nous semble reconnaître dans ces chapitres, appliqué à nos saints patrons, employé pour la bonne cause, le procédé dont monsieur Renan a usé pour refaire, c'est à dire pour travestir, l'histoire évangélique. 

Ce libre-penseur, qui est un libre faiseur et un libre arrangeur en matière de vérité historique, ne peut se résoudre à prendre une indication authentique pour ce qu'elle est. Il accomplit des prodiges pour fabriquer un roman avec des données positives. Il a sa méthode critique, laquelle consiste à interpréter les narrations des témoins oculaires : 

‘cela dû se passer ainsi ... D'ordinaire c'est ce qui arrive ...
il est vraisemblable ... il se pourrait…’ »


L’abbé Deydou donne ensuite une vraie leçon de méthodologie. On est au temps où les disputes font rage entre les tenants de cette histoire romantique (pour ne pas dire romanesque) et l’histoire dite « positiviste », basée sur l’étude des sources réellement historiques (et non pas sur les assertions non vérifiées des prédécesseurs). On l’aura compris, il condamne sans appel l’histoire telle que l’entend l’abbé Mezuret et il s’en explique :
Les règles du métier d’historien :
ne rien accepter ou rejeter sans une étude critique préalable.

« Mais de grâce, ne donnez pas une conjecture pour une certitude et une hypothèse pour la vérité absolue. Certes, les monuments liturgiques sont extrêmement respectables et les traditions locales ont une grande valeur. On eut tort jadis de n’en tenir aucun compte. Faut il pour cela reprendre sans examen sans discussion, sans triage, tout ce que le XVIIe siècle à rejeté ? 

On fut trop exigeant autrefois ; ne soyons pas maintenant trop faciles ». 


Il réfute cette condamnation qui a été faite à l’histoire positiviste.
Comment, dit-il, 

« ne pas ressentir d’inquiétude en lisant cette note ? ‘La fièvre des documents positifs a été le cachet de cette funeste école’. Savez-vous que ce besoin de documents positifs n'est guère blâmable ? La fièvre seule est de trop parce qu'elle produit le délire. Mais n'allons point d'un extrême à l'autre. Oh ! je ne demanderais pas mieux que de suivre pas à pas Véronique et Martial de Jérusalem à Rome, de Rome à Bordeaux et au Pas de Grave. Il ne m'en coûterait pas d'admettre ce que racontent les autres, s'il m'était démontré qu'ils n'ont rien altéré des récits traditionnels ».


 Dans une grande envolée lyrique l’abbé Deydou conclut que cette lecture du livre de l’abbé Mezuret lui inspire la vision d’un magnifique tableau, très romantique certes, mais placé tellement loin de lui et tellement couvert de poussière qu’il n’ose le décrire.
Et, ironique, il termine sa diatribe par une pirouette…
 

« Et toutefois il ne me déplaît pas d'entrevoir, à demi voilées, vaguement estompées par une brume flottante, ces grandes figures dont vous dessinez les traits d'un crayon aussi hardi. Sous cette vapeur, derrière cette poussière des siècles, il me semble les reconnaître, mais à cette distance je n'ose l'affirmer.  

Je ne sais, mais qui que vous soyez, saints convertisseurs, je me prosterne à votre aspect ; j'adore et remercie Dieu qui vous envoya chez nos ancêtres ; je vous vénère vous-même en attendant que vous me disiez là-haut qui vous étiez au juste, et ce que vous avez fait pour mon pays ».



Mais qui était l’abbé Mezuret ?

Dès 1859 il était le jeune et brillant curé Jean Mezuret, féru d’archéologie, s’intéressant à la renaissance de l’église de Soulac qu’il était projeté de sortir des sables. Il y fut nommé curé en 1864 ; il a 32 ans. L’année suivante, il publiait Notre-Dame de Soulac dont il datait audacieusement la naissance au premier siècle du christianisme, ce que personne n’avait osé jusque là.
Sur ce sujet sensible, les commentateurs avaient, à l’époque, gardé une réserve prudente. Ce fut peut-être la raison pour laquelle il quitta Soulac en 1868. Il est clair qu’il a connu des oppositions que l’Eglise n’a pas tenu à rendre publiques. Il en allait « de la sérénité du clergé diocésain », pense Jean-Pierre Méric qui a consacré une longue étude aux « Deux vies de l’abbé Mezuret »1
S’ouvrit alors pour lui une seconde vie tout à fait inattendue puisqu’il quitte le clergé séculier pour le monastère. On est à l’époque où le pape Pie IX encourage le renouveau des ordres monastiques disparus ; il entre chez les Bénédictins Olivétains, venus d’Italie en 1860 pour fonder un couvent à Saint-Bertrand-de-Comminges. 
C’est sans doute à ce moment qu’il prend le nom de Dom Aurélien. Il ne se voue pas à la vie contemplative mais au projet qu’il caresse, celui de rétablir l’ancien Ordre bénédictin des Célestins2. Commence alors pour lui une vie errante de moine gyrovague. Il séjourne successivement à Rome, au Mont-Cassin, à Bar-le-Duc, puis à Vichy (d’où la source des Célestins). A chacun de ces endroits éclate plus ou moins un scandale et il se fait chasser. 
 
On est en 1877, à peine plus de 10 ans après son départ de Soulac. Dix ans d’échecs dont nous ne connaîtrons jamais les raisons profondes, soigneusement cachées dans les dossiers de l’Eglise. Il repense à Soulac, revient à Toulouse où il fait rééditer son livre, sans nom d’auteur, sous le nouveau titre Sainte Véronique apôtre de l’Aquitaine3
Est-ce le début de la rédemption ? Sans doute puisque, à Rome en 1878, toujours Supérieur de la Congrégation des Célestins il reçoit la bénédiction pontificale du pape Léon XIII.
Pas étonnant que la Revue catholique de Bordeaux ait attendu deux ans pour demander une recension du livre…

L’abbé Deydou fut un précurseur

Cette analyse lucide de l’abbé Deydou à propos du travail de l’abbé Mezuret précède de 20 ans celle qui fut faite par Mgr. Duchesne à propos de la réalité historique des reliques de saint Jacques à Compostelle.
En 1900 Mgr. Duchesne4 publiait un article « Saint Jacques en Galice » qui a fait date. Il démontrait, en 34 pages, l’invraisemblance de la venue de saint Jacques en Espagne et prouvait que son corps ne pouvait pas reposer à Compostelle. Cet article venait s’inscrire en faux contre la décision du pape Léon XIII de reconnaître la réalité de la présence du corps de saint Jacques sous l’autel de la cathédrale. 

Le tout dans un langage diplomatique qui n’a d’égal que celui de la bulle Deus Omnipotens5 qui officialise cette présence.
Il terminait sa démonstration par une conclusion en 7 points, dont voici le 7e, conforme en tous points à la pensée de l’abbé Deydou, son prédécesseur : 

«  de tout ce que l'on raconte sur la prédication de saint Jacques en Espagne, la translation de ses restes et la découverte de son tombeau, un seul fait subsiste, celui du culte galicien. Ce culte remonte jusqu'au premier tiers du IXe siècle et s'adresse à un tombeau des temps romains, que l'on crut alors être celui de saint Jacques.

Pourquoi le crut-on ? Nous n'en savons rien. L'autorité ecclésiastique intervint ; on peut croire qu'elle ne se détermina que sur des indices graves, à son estimation. Ces indices ne nous ayant pas été transmis, nous n'avons pas à les apprécier ; les connaîtrions-nous qu'ils échapperaient peut-être à notre compétence »

 
 
1- Médric Jean-Pierre, « Les deux vies de l’abbé Mezuret », Cahiers méduliens, n°62-63-64, 2014-2015. Tous les éléments biographique de l’abbé Mezuret sont issus de cette recherche minutieuse.
2 - Darricau Raymond. La vie intellectuelle des archevêques de Bordeaux et de leur clergé au cours du XIXe siècle. In: Revue d'histoire de l'Église de France, tome 53, n°150, 1967. pp. 5-33.  www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1967_num_53_150_1767
3 - Il a été réédité en 2019, en précisant qu’il s’agissait de la reproduction exacte de l’édition de 1877, tout en donnat le fac-simile de la première édition.
 Galice », Annales du Midi, 1900, rééd. Campus Stellae, n°1, 1991, p. 13-47

Et maintenant ?

Le 8 juin vous  recevrez l'étape 111. 
Nous nous retrouverons ensuite chaque quinzaine.