Institut recherche jacquaire (IRJ)

Elias 2021, par Antón Pombo, lettre 119


Rédigé par Antón Pombo le 20 Septembre 2021 modifié le 30 Septembre 2021
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La lettre 118 s’est interrogée sur la naissance des flèches jaunes en présentant le curé d'O Cebreiro, Elías Valiña Sampedro, disparu en 1989. Cette lettre prolonge son portrait en imaginant ce qu’il penserait de la situation actuelle du Chemin.
Nous remercions chaleureusement son auteur, Antón Pombo. Docteur en histoire de l’Université de Santiago, chercheur, écrivain, pèlerin, il est auteur de guides des chemins (éditions Anaya) et journaliste spécialisé sur les chemins dans les médias tels que Gronze.
Un grand merci également à Elvire Torguet qui a traduit son article.



Le plan et les « teimas » du père Elias

L'idée de ce divertissement m’est venue après avoir entendu ces derniers temps, et surtout après le 30e anniversaire de sa mort, certains représentants de l’administration ne prétendant plus seulement « patrimonialiser » son image à leur profit mais déformant aussi la réalité de ce qui, dans les années 80, furent ses objectifs et son magistère.

Je suis pleinement conscient qu’un historien ne doit en aucun cas céder à la tentation de faire de « l’histoire fiction », ni devenir une sibylle qui s'amuserait, même à partir des données, à prédire l’avenir. Cependant, il peut parfois être opportun, surtout pour contrer des relectures tordues et des interprétations intéressées, de pratiquer cet exercice littéraire pour, en fonction de la connaissance du passé et de la documentation existante, apporter une certaine lumière.


J’ai eu l’immense joie de rencontrer Elias Valiña Sampedro (1929-1989) en septembre 1984, lors de mon premier pèlerinage entre Saint-Jean-Pied-de-Port et Compostelle et de collaborer avec lui, dans la mesure de mes moyens, pendant cinq ans.
 

O Cebreiro. Monument à la mémoire d'Elias Valina
O Cebreiro. Monument à la mémoire d'Elias Valina

Le père Elias avait un plan assez clair : la revitalisation du Chemin de Saint-Jacques, à l’époque seulement compris comme le Chemin Français, avec les quatre grandes voies françaises du Codex et une trame diffuse de liaisons, sous la prémisse d’une actualisation du pèlerinage médiéval, en essayant de maintenir certaines de ses valeurs et son esprit.

Il est vrai que, à titre personnel, il avait une série de « teimas », mot qui, comme beaucoup de la langue galicienne, n’est pas facile à traduire dans son sens brumeux et subtil (obsession est trop fort, manie trop négatif, idée fixe c'est aussi très fort pour un Galicien, donc peut-être devrions nous opter pour une idée directrice qui persiste et devient une habitude, quelque chose d'intrinsèque à l’idéal ou à la personnalité, mais avec douceur et fermeté en même temps).

Il est possible que ces principes, s’il avait connu l’évolution des événements après son impulsion, auraient pu provoquer la colère du prêtre d’O Cebreiro. Mais Elias, qui, comme le prophète, a fait irruption sur  son char de feu dans le triste et ritualiste paysage jacquaire des premières années de la période démocratique, a été privé, tout comme Moïse, de connaître la terre promise.

Comme Moïse, il ne connut pas la terre promise

Promotion du chemin de Samos (cl. JP 2010)
Promotion du chemin de Samos (cl. JP 2010)

Pour commencer, notre précurseur ne communierait pas du tout avec la prolifération opportuniste des routes jacquaires actuelles, qui fleurissent non plus comme des champignons comestibles, mais qui peuplent le sol de champignons toxiques. Je me souviens du scandale qu’il fit rien qu'avec la variante de Samos, qu’il ne voulut homologuer comme itinéraire historique que de façon circonstancielle. Et ce parce que, en tant que chercheur, il savait pertinemment que les pèlerins du passé, placés devant une alternative et en l'absence de reliques importantes, optaient  toujours pour  les chemins les plus courts, quoique l’hospitalité dans les monastères soit, à son avis, un mythe. Il ne démordait pas de là, même avec l’argument de la jouissance patrimoniale.

 

Chemin vers Samos
Chemin vers Samos
Cependant, quand en 1986 nous avons fait à pied le Chemin Français dans le tronçon de la province de Lugo, sous le patronage de la Députation Provinciale, nous avons passé la nuit au monastère et un peu avant, nous avons visité les ruines de la Casa Grande de Lusío, devant lesquelles Valiña s'est montré affligé, désolé. Il aurait certainement été enchanté de connaître sa méritoire restauration, qui plus est pour accueillir une auberge de pèlerins, même si elle se situe sur la variante de Samos.

Un autre cheval de bataille d'Elias était celui de préserver les routes historiques, en les récupérant dans la mesure du possible, et celui de créer des chemins parallèles aux routes alors très dangereuses, sur lesquelles véhicules et pèlerins partagions l’espace, avec témérité de notre part. Dans ce cas également, notre petit et énergique curé aurait applaudi au travail accompli, car on a beaucoup progressé dans ce domaine depuis cette explosion d’optimisme qu’a représenté le premier Congrès International des Associations Jacquaires de Jaca (septembre 1987) au cours duquel furent fixées les bases de la renaissance pèlerine.

Les ombres et les lumières

Quant à l’évolution de sa petite et à la fois énorme symboliquement, cité de O Cebreiro, il est possible qu’il n’ait pas été très satisfait du processus et de la thématique expérimentés, ni même de la construction de l’auberge, par son volume et sa magnificence. Je me souviens qu'il avait placé une banderole pendant des mois,  devant un petit chantier lié à l’activité d’élevage et autorisé par le Gouvernement Galicien, dénonçant à la presse que l’administration voulait détruire le village.



 

Souvenir de l'inauguration de l'auberge
Souvenir de l'inauguration de l'auberge
Il est évident qu'il n’applaudirait pas non plus à la dérive touristique qu'est en train de prendre le Chemin de Saint-Jacques au cours des dernières décennies, parce qu’il a toujours cru que le sens sacré du pèlerinage devait prévaloir dans ce processus de revitalisation contemporain, car autrement l’itinéraire cesserait d’être, à jamais, ce qu’il avait été jusqu’alors, devenant une route de randonnée de plus. En effet, à aucun moment il n’est même venu à envisager cette possibilité, car la puissance historique de l’itinéraire était telle, que cela semblait le préserver de toute déformation touristique.
 

En revenant au bon côté de la médaille, Elias serait enchanté de quelques grandes réalisations du Chemin post-moderne : la signalisation (bien que lui ait misé sur les doyens des panneaux, ceux de la Députation de la province de Lugo, malheureusement retirés, qui en plus de la distance incluaient quelque chose d’aussi fondamental que la toponymie), la création d’un puissant réseau public d’auberges (a posteriori complété par l’initiative privée). 

Les apôtres Pierre, Paul, Jacques et Jean. Portail de la Gloire restauré. (cl. M.T.)
Les apôtres Pierre, Paul, Jacques et Jean. Portail de la Gloire restauré. (cl. M.T.)
 
Et puis, comme une victoire morale après tant d’années d’incompréhension, de silence et, je le dis en connaissance de cause, de mépris, l'ouverture et la réceptivité de l’Eglise à laquelle il appartenait, et plus concrètement de la part de l’archevêque et du chapitre de Santiago, qui finirent par se rendre compte du grand trésor qu’ils possédaient.

Elias et les associations jacquaires

Du coté du grain de sable, on ne peut ignorer un autre des thèmes centraux du projet de Valiña : les associations jacquaires. Que penserait notre protagoniste de l’évolution de ces collectifs, de la multiplication des associations en dehors du Camino Francés, de la stagnation de leurs activités ou de l’inquiétant manque de remplacement générationnel ? Il serait sans doute heureux de constater que le mouvement jacquaire par son impulsion a atteint, comme la mission apostolique, les extrémités du monde. Mais  pas tant que ça que certaines associations soient tombées dans la tentation d’une vie confortable sous le manteau de la tutelle politique et du cycle des subventions, ce qui limite leur capacité à atteindre leurs buts statutaires : la défense du Chemin et des pèlerins.

 

Des ombres et des lumières donc, au moment d’imaginer ce qu’Elias Valiña aurait pu penser de l’évolution de son grand projet, s’il avait eu l’occasion de fouler cette terre promise de la renaissance jacquaire, et beaucoup de doutes sur ce qui aurait pu être son évolution personnelle ou sa réaction face au contradictoire panorama actuel. Ce dont nous n’avons aucun doute, c’est de la grande colère qu'il aurait éprouvée en sachant que son humble flèche jaune, une fois ouverte la boîte de Pandore, a été utilisée sans aucun contrôle au profit de ceux qui en ont fait un usage fallacieux.

 

Vers quoi dirigent ces flèches ?
Vers quoi dirigent ces flèches ?

Publicité pour le Chemin (année 2010 ?)
Publicité pour le Chemin (année 2010 ?)

Notre précurseur a toujours été une personne humble et simple. 

Il est probable qu’il n’aurait jamais pu concevoir, au-delà de son « invasion » à de nombreux titres utopique, que le Chemin finirait par devenir un chapitre stratégique de la planification touristique et économique.

Peut-être parce que son royaume, en réalité, n’a jamais été de ce monde