Institut recherche jacquaire (IRJ)

El Bordón et l’Esprit du Chemin, lettre n°123


le 17 Novembre 2021 modifié le 29 Novembre 2021
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La lettre 121 se terminait sur une série de questions. Elles ne peuvent être élucidées que par une recherche plus exhaustive que celle de ces lettres. Cependant, Félix Cariñanos San Millán et la direction du Centre d’interprétation de la réserve du lac de Las Cañas apportent des réponses et des images qui complètent celles de la lettre 121. Ce projet grandiose apparaît comme avant tout économique et montre qu’en 1963, un pèlerin est un touriste comme les autres. En est-il toujours de même ?



Les archives de la mairie de Viana

Vue aérienne du Bordon (cl. Observatoire Las Cañas)
Vue aérienne du Bordon (cl. Observatoire Las Cañas)
Félix Cariñanos a lu en détail pour nous ces archives du 7 avril 1963 à novembre 19641.
A la base, trois promoteurs présentent un avant-projet d’une « auberge El Bordón del Peregrino sur la route de Santiago ». Le « bourdon du pèlerin », le titre interpelle ! Cette auberge doit être le premier élément d’un complexe sportif et touristique. Pour persuader le conseil municipal de leur donner les terrains situés autour du lac de Las Cañas, les trois hommes appuient ainsi, sans la mentionner, sur la promotion faite pour l’année sainte 1965, déjà lancée, rappelons-le, par Fraga Iribarne, ministre du tourisme. Cette installation, écrivent-ils

« serait sans aucun doute d'un grand bénéfice pour la ville de Viana, compte tenu du mouvement touristique progressif qui augmente chaque année et qui, naturellement, exige que les touristes soient attirés par des installations confortables et bien équipées dans un confort moderne, comme c'est le but du projet ».


Touriste ou pèlerin peu importe. Seul compte l’apport de visiteurs venus de loin, susceptibles de revivifier la région. Le registre des délibérations est très clair : les cavaliers-pèlerins français qui doivent arriver le 13 juin seront les premiers visiteurs de la Route. Ils feront la promotion de Viana et de l’année sainte comme on fait aujourd’hui la promotion d’un film.
De fait, le chantier est déjà lancé car, quatre jours après cette réunion, le 11 avril, trois pèlerins d’Estella, José Mª Jimeno d'Artajona, Antonio Roa et Jaime Eguaras ont noté sur leur carnet de route :
 

« Nous traversons la frontière entre la Navarre et La Rioja. À gauche de la route, l'auberge El Bordón del Peregrino est en cours de construction. Les projets doivent être ambitieux, à en juger par l'étendue des terrains destinés aux installations »2.

 
L’accord officiel ne date que du 25 avril, sous la réserve assez cocasse :

La grande cheminée du Bordon devant laquelle furent reçus Henri Roque et ses compagnons est toujours dans la salle d'accueil de l'observatoire  (cl. et plan Observatoire)
La grande cheminée du Bordon devant laquelle furent reçus Henri Roque et ses compagnons est toujours dans la salle d'accueil de l'observatoire (cl. et plan Observatoire)

« De la présentation par les demandeurs de l'avant-projet et du rapport, ainsi que de la délimitation des terrains nécessaires »

Henri Roque et ses compagnons ont bien été reçus le 13 juin, sans savoir que l’accord de la mairie devait être entériné par le Conseil provincial de la Navarre qui n’est arrivé que le 11 octobre, sous certaines conditions :

« Cet accord détaille les conditions à remplir par les promoteurs pour réaliser lesdits travaux »3.


Félix Cariñanos rapporte l’écho enthousiaste dans la presse de l’époque de cette extraordinaire proposition. Le journal Viana, publié par l'équipe sacerdotale de la paroisse Santa María de la Asunción, publie deux articles. Le premier était intitulé El camino de Santiago a su paso por Viana (Le chemin de Saint-Jacques à son passage par Viana4) ; le second, PEREGRINOS [sic] (spécialement mis en évidence parmi les autres). Voici sa teneur :


C'était le 13 juin. Fête du Corpus Christi. Les pèlerins équestres Caballeros de Santiago, quatre français et quatre espagnols, ont annoncé leur arrivée à Viana. Leur arrivée a coïncidé avec la bénédiction et l'inauguration officielle de el Bordón del Peregrino, cette auberge médiévale de pierres brutes qui anticipe les rêves fantastiques qui s'envolent sur les rives du marais.
D'un geste chevaleresque, quatre jeunes gens de Viana sont allés à leur rencontre et à l'orée du territoire communal ont donné le premier salut à cette ambassade franco-espagnole. A La Solana, ils trouveront à leur arrivée toute la ville de Viana qui leur a réservé un accueil spontané et chaleureux.
 

Félix Cariñanos a vécu ce 13 juin mémorable. Les gens, dit-il, sont arrivés effectivement avec toutes sortes de véhicules mais aussi à pied sur ce parcours de 4 km menant aux marais où les jeunes allaient se baigner.
Mais les travaux ont traîné en longueur :
 

« La vérité est que nous, les jeunes de 15 ans, ne croyions pas vraiment que ce rêve allait se réaliser. Je m'en souviens qu’un jour où nous nous sommes approchés du monticule, nous avons fait part de nos doutes au gardien qui surveillait la construction et ses environs ; il a insisté à maintes reprises sur le fait que le projet était toujours en cours, sans nous convaincre ».

Il rapporte aussi :

« D'autre part, je me souviens des commentaires des agriculteurs dont les terres étaient situées à proximité du lac qui ne voyaient pas les travaux d'un bon œil ; ils pensaient que l'opération pouvait affecter non seulement les terres de la mairie mais aussi les leurs, fertiles en raison de la proximité de l’eau. Ils n'étaient pas prêts à vendre ».


Après l'enthousiasme, la déception

Finalement, le 9 novembre 1964, le Conseil fut avisé officiellement que les promoteurs, « en raison de diverses circonstances, ont décidé de ne pas réaliser un ouvrage aussi fabuleux ». Ils ne restent intéressés que par le terrain où est installé El Bordón del Peregrino afin d'y construire, « s'ils le jugent opportun, un Parador ». Le Conseil prend acte et demande que lui soient présentés les nouveaux projets.
La nouvelle a fait l’effet d’une bombe,
puis ce fut le silence.
Le projet a-t-il été rejeté par le Gouvernement de Navarre pour cause de conditions non remplies ?
Peu à peu, les pierres de taille de la fin du XVIIe siècle, apportées pour servir d’entrée au complexe ont disparu. Elles provenaient, dit-on, de la démolition du Balcón de Toros érigé sur la Plaza del Coso par l'architecte français Juan de Raón en 1689. En fait, si l’on en juge par la photo, il a dû s’agir d’une démolition partielle puisque ce palais existe toujours. Il servait de loge d’honneur lorsque les autorités municipales présidaient les corridas qui avaient lieu sur la place.
Viana balcón de toros
Viana balcón de toros

Et Félix Cariñanos de conclure :
 

« C'est ainsi que la bâtisse inachevée a traversé les décennies des années 60, 70 et 80, après avoir dû supporter ce couplet satirique, peint sur une surface carrée cimentée sur son flanc sud, avec la marque d'un feu de joie probablement réalisé par des chasseurs dans la zone des marais : 

Bordón, ya no eres Bordón, /que te has vuelto Bordonillo / el Camino de Santiago / siempre estuvo lleno [de] pillos.

Mots tristes et désabusés dont voici une meilleure traduction proposée par Elvire Torguet  :

« Bourdon, tu n'es plus un Bourdon 
Un Bourdonnet tu devins
Le chemin de Saint-Jacques
Toujours fut plein de vauriens ».


Plan de la grande salle de la cheminée (Observatoire)
Plan de la grande salle de la cheminée (Observatoire)
Cependant, malgré ce poème désenchanté, rien ne permet de penser à un quelconque scandale financier. Il n’en reste aucune trace écrite ou orale. Ces vestiges ont été sauvés dans les années 1990 lorsque le gouvernement de Navarre a construit un observatoire d'oiseaux dans ce site historique qui, entre autres titres, a été inscrit en 1995 sur la liste des zones humides d'importance internationale (convention de Ramsar). L’ancienne auberge abrite aujourd’hui un Centre d’interprétation de la réserve naturelle du lac de Las Cañas. Le nom de cet Observatoire des oiseaux montre que la mémoire de ce projet de 1963 lié au Camino francés est toujours vivante, puisque tant le gouvernement de Navarre que les habitants de Viana lui donnent le même nom qu'à l'époque : 
El Bordón
Mais ce mot « bourdon » évoque-t-il le camino francés pour la majorité des visiteurs ?
L'observatoire reçoit 3000 visiteurs par an, combien de pèlerins parmi eux ?

Le Bordon et l’Esprit du chemin

En 1963, le projet de construction engagé par des promoteurs est à finalité purement économique. Il s’agit de profiter de l’afflux de « touristes » attendu le long de la « route de Santiago » (routa de Santiago et non pas camino francés).
Par contre, depuis le Somport, le passage d’Henri Roque et de ses cavaliers est clairement instrumentalisé pour assurer la promotion du Camino en vue de l'année sainte 1965. Ils sont reçus comme des pèlerins de marque. Mais rien ne laisse penser que la vocation du Bordón ait été de traiter les pèlerins autrement que les touristes ou les sportifs auxquels il est également destiné.

Pèlerin ? Touriste ? Est-il indispensable de vouloir à tout prix définir ce qui relève de l’un ou l’autre mot ? D’ailleurs, qui peut s’instaurer juge en la matière ? Il nous semble intéressant de faire de ce sujet qui est au centre de beaucoup de réflexions le thème d'une lettre, dans une quinzaine prochaine.

Vos avis sur la question seront les bienvenus.

Notes


 

1 - Arch. mun. Viana, 1.2.1. Livre 0097, procès-verbaux du conseil municipal, 1963, 4, 27, p. 50-52.
2 - Jimeno, José Mª, El renacer de la Ruta Jacobea desde Estella. Los Amigos del Camino de Santiago y la peregrinación de 1963, Editorial Pamiela, Pamplona, 2010, p. 199.
3 - Arch. mun. Viana, id., ibid., p. 106-107.
4 - Arch. de Félix Cariñanos, "Peregrinos", Revista Viana, nº 2, 1963, pp. 3 y 6.
5 - Id., ibid., p. 223.


Merci en particulier à tous ceux qui donneront un avis sur la question pèlerin ou touriste ? Des aspects nouveaux, inexistants en 1963 et jusqu'à la fin du siècle dernier, ne méritent-ils pas une réflexion ? Si oui lesquels ?
Que peut apporter l'expérience pèlerine à la société dans ces domaines ?