Institut recherche jacquaire (IRJ)

Du Puy vers Compostelle, naissance du " Saint-Jacques "


Rédigé par Fondation le 13 Mars 2014 modifié le 1 Février 2024
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Au moment où la ville du Puy-en-Velay, devenue un haut lieu contemporain du pèlerinage à Compostelle, se prépare à célébrer le trentième anniversaire du premier Itinéraire Culturel Européen, il nous paraît opportun de rappeler quelques éléments historiques. Grâce au CNSGR (aujourd'hui FFRP) Le Puy a pris au début des années 1970 une place qu'elle a su magnifiquement exploiter.



D'autres auraient pu prétendre au rôle qu'elle joue et n'ont pas su le faire. Le Guide du pèlerin désignait quatre villes par où passent des routes de Compostelle : Arles avait d'autres atouts touristiques, Tours avait saint Martin et d'autres atouts économiques, Vézelay partageait le souvenir de Madeleine avec la Sainte-Baume mais n'a pas eu la chance d'avoir deux évêques pèlerins.
 Depuis 1987, les chemins de Saint-Jacques sont Itinéraire Culturel Européen. Le Conseil de l’Europe leur a ainsi donné une notoriété plus grande qu’à aucune époque de l’histoire. Compostelle est devenue un symbole d’unité européenne vers lequel convergent chaque année des marcheurs venus de tous horizons par des chemins tracés pour eux dans les dernières décennies du XXe siècle. Les plus récents sont la via de la Plata qui vient du fond de l’Espagne rappelant un ancien itinéraire commercial et l’antique Via Regia qui joignait la Pologne à l’Allemagne prolongée maintenant jusqu’à Compostelle pour s’offrir aux pèlerins contemporains. Aujourd’hui la ville du Puy est mondialement connue comme « l’origine de la Via Podiensis vers Saint-Jacques-de-Compostelle ». Elle est pour la grande majorité des pèlerins le point de départ incontesté. Une explication en est fournie par le site Internet de l’Office du Tourisme :

« Au XIe siècle, l'Evêque Gothescalk, qui passe pour être le premier pèlerin à s'être rendu à Saint-Jacques-de-Compostelle, décide d'associer plus étroitement la cité ponote et le sanctuaire espagnol. Pour renforcer cette volonté, il fit édifier en 962 une chapelle dédiée à Saint-Michel sur le rocher volcanique d'Aiguilhe. Au cours des siècles qui suivirent, le rayonnement du Puy-en-Velay ne fit que croître, attirant des millions de pèlerins venant se recueillir devant la statue de la Vierge Noire. Certains d'entre eux partaient ensuite pour un périple de plusieurs mois (1 600 km) vers le Finistère de la péninsule ibérique. C'est ce double mouvement qui constitue encore de nos jours la spécificité du sanctuaire vellave et de la route du Puy-en-Velay. Depuis décembre 1998, la cathédrale Notre-Dame du Puy, l'Hôtel-Dieu de la ville ainsi que sept tronçons du chemin entre le Puy-en-Velay et Ostabat sont inscrits au patrimoine mondial de l'UNESCO. »


Peu versés dans l’histoire du pèlerinage et habitués à faire confiance, pèlerins et touristes acceptent ces propositions qui ne sont pourtant pas toutes d’égale valeur aux yeux de l’historien. Oui, le rayonnement médiéval du Puy est bien dû à la dévotion à la Vierge Noire qui a attiré des millions de pèlerins pendant des siècles (pour lesquels fut construit un nouvel hôtel-Dieu au XVe siècle). Mais, hormis quelques pèlerins pénitentiels, aucun pèlerin n’a laissé une trace permettant d’affirmer qu’il est ensuite allé à Compostelle. Oui, Le Puy peut s’enorgueillir d’avoir eu avec l’évêque Godescalc l’un des premiers grands personnages à faire le voyage de Compostelle en 951. Oui encore, ce même évêque a consacré la chapelle Saint-Michel l’Aiguilhe en 962. Mais aucun document n’autorise à établir un lien entre son voyage à Compostelle et l’édification de la chapelle. Est-ce pour faire mieux rêver ou mieux asseoir la renommée de la ville que l’histoire connue a été ainsi complétée par l’imagination ?

L’historien respecte le silence des documents. D’autres les ont fait parler au bénéfice de la via Podiensis et de la ville du Puy. L’histoire qu'ils ont inventée a été authentifiée par le Conseil de l’Europe puis par l’UNESCO. Il n’est pas étonnant de la retrouver sous toutes les plumes. En quelques décennies, elle a propulsé le sanctuaire marial du Puy au rang de ville-phare des chemins de Compostelle et des itinéraires Culturels Européens. Il existe pourtant une histoire vraie qui mérite d’être connue.

La route du Puy, dite Via Podiensis.

Cette histoire commence en 1866, lorsque Léopold Delisle, archiviste de la Bibliothèque Nationale à Paris trouve la mention suivante dans un manuscrit du Xe siècle (ms. lat. 2855) ayant appartenu à la cathédrale du Puy :

« … l'évêque Godescalc qui, pour faire oraison, quitta la région d'Aquitaine, en grande dévotion et accompagné d'une suite nombreuse, se rendit en hâte jusqu'aux confins de la Galice pour implorer humblement la miséricorde de Dieu et le suffrage de l'apôtre Jacques … Le très saint Godescalc a emporté ce petit livre d'Espagne en Aquitaine durant la saison d'hiver, au mois de janvier, alors que s'écoulait heureusement l'ère 989 (année 951) ».

Le voyage de Godescalc à Compostelle a donc bien eu lieu. Malheureusement aucune trace écrite ne permet d’en dire la raison. Une prière transcrite à la fin de ce même manuscrit explique que Godescalc est né le jour du martyre de saint Jacques et qu’il a reçu l’onction épiscopale à cette même date (25 juillet). Combien il est regrettable qu’il n’ait pas voué à saint Jacques sa chapelle de l’Aiguilhe ! Cette dévotion à saint Jacques justifie-t-elle un départ « en hâte » et en plein hiver ? Le manuscrit poursuit : « en ces mêmes jours mourut le roi de Galice, Ramire ». Godescalc n’est-il pas parti plutôt pour participer à la mise en place du nouveau roi, raison politique qui, à cette époque, n’exclut en rien une démarche simultanée de dévotion ? On sait que les relations entre la grande Aquitaine (qui incluait le Puy, rappelons-le) et la péninsule ibérique étaient régulières dès le Xe siècle.
En 1866, les habitants du Puy avaient perdu depuis des siècles le souvenir de ce pèlerinage, même si le manuscrit avait été recopié au moins deux fois durant le Moyen Age. Léopold Delisle les informe dans un article publié dans une revue de Société Savante, les Annales de la Société académique du Puy. Cet article n’a ému que quelques savants locaux. L’Eglise locale ne s’est pas souciée de ce passé jacquaire retrouvé : en 1884 La Semaine Religieuse du diocèse du Puy ne consacre que quelques lignes à l’authentification des reliques de saint Jacques par le pape Léon XIII :

«A l'Espagne, dans le sanctuaire le plus glorieux, le plus vénéré, il (Léon XIII) a remis en honneur les reliques insignes de l'apôtre saint Jacques le Majeur et accordé le grand jubilé de pardon»
 

Ailleurs, plusieurs diocèses s’intéressent bien davantage à l’événement et publient intégralement la lettre papale recommandant d’annoncer cet événement pour qu’il « soit partout connu et que tous les chrétiens entreprennent les pieux pèlerinages à ce saint tombeau, comme nos ancêtres avaient coutume de le faire ». Cette coutume avait disparu du Puy. Le silence dure jusqu’au 6 février 1940, date de la nomination d’un nouvel évêque, Mgr. Martin. Celui-ci fait figurer dans ses armoiries une coquille, « en souvenir du pèlerinage à pied à Compostelle qu’il avait accompli quand il était directeur des étudiants catholiques à Bordeaux », en 1935. Mgr. Martin connaissait le Guide du pèlerin, édité en latin en 1882 et quelque chanoine bibliothécaire a dû lui apprendre l’existence du pèlerinage de son lointain prédécesseur : les étoiles du 4e quartier de ses armoiries rappellent « la Voie Lactée ou chemin de Saint-Jacques qui unissait le Puy à Compostelle et traçait la route aux pèlerins ». Mais Mgr Martin arrive au Puy à une époque où il lui est impossible de créer des relations avec Compostelle. Cependant, comme l’a montré l’historien Michel Catala, ni la guerre civile ni la Seconde Guerre mondiale n’ont interrompu totalement les échanges entre la France et l’Espagne en particulier entre des groupes d’intellectuels catholiques. Nommé archevêque de Rouen en 1948, Mgr Martin manifeste encore son intérêt pour Compostelle en devenant membre d’honneur de la Société des Amis de saint Jacques au côté de plusieurs de ces mêmes intellectuels. Ce sont eux qui organisent en 1951, alors que la frontière espagnole était encore fermée (elle ne fut rouverte qu’en 1953), la commémoration en Espagne du millénaire du pèlerinage de Godescalc au cours de plusieurs manifestations culturelles. En retour, en 1962 Le Puy célèbre avec faste le millénaire de la consécration de Saint-Michel l’Aiguilhe et invite son ancien évêque à la cérémonie présidée par le cardinal-archevêque de Compostelle. Celui-ci bénit des plaques commémoratives du pèlerinage à Saint-Jacques-des-Blats et sur l’Aubrac. Peut-être à la suite du succès de ces manifestations, le 18 février 1966, une délibération du conseil municipal donne le nom « rue de Compostelle » à la rue qui prolonge la rue Saint-Jacques et la rue des Capucins. Tout doucement entrait en gestation ce qui est maintenant appelé au Puy « le Saint-Jacques », comme on dit aussi « le Stevenson ».

Naissance du chemin de Saint-Jacques

En 1970, le comité départemental des Sentiers de Grande Randonnée fut pressenti pour créer un « nouveau parcours reprenant l’ancien tracé suivi autrefois par les pèlerins de Compostelle dont le nom de code serait GR 65 ». Dans l’ambiance des travaux sur Compostelle, cette demande supposait l’existence d’un tracé ancien ! Or les membres du Comité s’aperçurent vite « du nombre énorme de vides et d’imprécisions » auquel ils devaient faire face pour relier Le Puy à Conques comme les incitait le Guide du pèlerin, traduction française du dernier Livre du Codex Calixtinus parue en 1938. On était à l’époque où s’est développée la grave erreur méthodologique (héritée du XIXe siècle) consistant à dessiner des tracés en joignant d’un trait tous les lieux où paraissait le nom de saint Jacques ou une coquille Saint-Jacques. On constata vite que ces soi-disant repères ne coïncidaient pas avec l’ancienne route médiévale, mais qu’importe. Pour chacun d’eux, on déclara qu’ils devaient leur nom au passage de nombreux pèlerins en route pour Compostelle, sans se soucier de leur histoire (ainsi le vitrail de saint Jacques de l’église de Rochegude date des années 1950 et fut offert par un paroissien nommé Jacques). On ajouta ça et là des légendes toute neuves, telle celle du « berger siffleur ». . Il fallait surtout convaincre les populations locales que les néo-pèlerins ne devraient pas être « assimilés à des gueux ou des voyous » mais apporteraient au contraire une certaine opulence. Semaine après semaine, mois après mois, les baliseurs surnommés « les Saint-Jacques » ont sillonné les campagnes et ont fini par convaincre. L’un de ces chercheurs-baliseurs, Jean Chaize, rappelle que ces travaux ont été conclus par la parution du premier topo-guide, en 1972. « Le Saint-Jacques » était né. Il mit quelques années à grandir et n’atteignit son plein développement que dans les années 1990.

Le patrimoine jacquaire de la Haute-Loire

Au Puy un patrimoine récent

En 1990, les pèlerins se faisant de plus en plus nombreux, le père Comte, recteur de la cathédrale, réalisa qu'aucune image de saint Jacques n’ornait son église. Il lança une souscription et acquit la statue du XVe siècle devant laquelle les pèlerins sont bénis chaque matin. De même, la statue de la rue des Farges est une œuvre moderne due au sculpteur Dominique Kaeppelin. La rue Saint-Jacques s’honore, au n°47, d’une modeste statue de saint Roch qui marque l’emplacement d’un oratoire Saint-Jacques disparu. S’y sont ajoutées deux œuvres, une statue signée Madeleine Déchaux inaugurée le 3 octobre 1990 et un médaillon, œuvre du sculpteur Frédéric Retin, posé en 1999. Et l’ancien hôtel du Veau d’Or, place Cadelade où se tenait le marché aux cochons, a adopté le nom de Saint-Jacques en l’an 2000…

Quelques traces d’un patrimoine disparu

Comme partout existaient des dévotions locales à saint Jacques, sans lien établi avec Compostelle. Au Puy est attesté tout un quartier Saint-Jacques que l’on devine, malgré des agrandissements urbains du XVIIIe siècle, organisé autour de la porte, le long d’une rue Saint-Jacques (dont une partie semble devenir plus tard rue du faubourg Saint-Jacques, aujourd’hui rue des Capucins). La limite avec les paroisses voisines d’Espaly et de Val était marquée par « l’arbre Sainct-Jacme » offrant son ombre à une croix. Au XIVe siècle, se tenait dans cette rue, le 25 juillet, une fête patronale très suivie et fort joyeuse avec une confrérie charitable. Il semble que l’hôpital Saint-Jacques ait été géré par les habitants du quartier.
A l’angle de la rue Auguste-Terrasson et de la rue des Capucins se trouve une croix datée de 1772 et ornée de deux personnages décapités dans lesquels on voit aujourd’hui saint Jacques et un pèlerin.
Déjà au XVIe siècle le quartier avait perdu sa personnalité et Etienne de Médicis ne voyait plus dans « la porte Sainct-Jacme [que] la porte par laquelle on sort d’icelle ville du Puy pour aller au pèlerinage du glorieux apôtre monseigneur Sainct Jacques le Majeur en Compostelle ou Galice La cathédrale elle-même a compté une ou deux reliques de saint Jacques dans son Trésor : au XVIe siècle, la chronique d’Etienne de Médicis mentionne parmi les « saintes reliques de l’église Notre-Dame du Puy un doigt de saint Jacques le Mineur » tandis qu’un inventaire fait à la fin du XVIIIe siècle, signale « un petit reliquaire de forme pyramidale, en vermeil, garni d’un cristal et d’une petite statuette de saint Jacques le Majeur à son sommet ». Peut-être y sont-elles encore ? Au couvent Sainte-Claire est conservée une matrice d’enseigne de pèlerins de Saint-Jacques du XVIIe siècle, signe d’une dévotion locale à saint Jacques. Il serait sans doute bon de faire renaître ces dévotions et de donner du rêve aux pèlerins, aux passants et aux habitants par quelques panneaux judicieusement placés.

Hors du Puy

De fait, toute la Haute-Loire possède un riche patrimoine pèlerin (à ne pas confondre avec un patrimoine spécifiquement jacquaire), bien connu grâce aux premiers chercheurs . Il en est un dont on n’a pas reconnu l’importance en tant que sanctuaire de pèlerinage local, celui de l’Hospitalet (cne. Chanaleilles, cant. Saugues), au col permettant le franchissement de la Margeride (1300 m.), tout près du domaine du Sauvage, étape bien connue des pèlerins d’aujourd’hui. Dans ce lieu inhabité, on peine à imaginer tout un village né autour d’une fontaine soignant les maladies de peau, les ulcères, les yeux. Les pèlerins y trouvaient à leur disposition une chapelle Saint-Jacques, un hôpital avec son cimetière. Plusieurs villageois travaillaient pour l’hôpital que l’on devine assez important et riche. Un récit de 1340 mentionne la fête annuelle du 25 juillet à laquelle affluaient les pèlerins dès la veille, comme le voulait la coutume. En 1530 subsistaient encore des maisons, des granges, des jardins et des champs. Puis le village fut ruiné progressivement au cours de ce même siècle. Le vocable Saint-Jacques de la chapelle, associé d’abord à celui de Saint-Roch, a disparu au XVIIIe siècle au profit de ce second saint plus populaire à l’époque. On ne peut qu’espérer que le lieu retrouvera un jour son vocable puisque quantité de pèlerins de Compostelle se désaltèrent à la fontaine sans imaginer qu’ils le font sous le regard du saint qu’ils vont vénérer beaucoup plus loin. Et ce lieu pourrait être un but moins lointain que la Galice pour tous ceux qui, partis du Puy, ne l’atteindront jamais. Il retrouverait ainsi sa fonction primitive de sanctuaire de substitution et entrerait dans la ronde de dizaines de sanctuaires semblables qui parsèment l’Europe. A côté des « chemins de Compostelle » menant droit en Galice, des voies détournées conduiraient les pèlerins de sanctuaire local en sanctuaire local, chacun doté de sa propre histoire. Avec l’augmentation constante du nombre de pèlerins et de marcheurs, ce succès du Puy devient un modèle. Beaucoup de villes qui aimeraient voir passer chez elles un « chemin de Compostelle » ont les yeux tournés vers cette ville qui a su bâtir depuis un demi-siècle une renommée… séculaire.
 

Denise Péricard-Méa
Docteur es-Lettres
Fondation David Parou Saint-Jacques